Les statistiques démographiques et économiques libanaises sont notoirement insuffisantes. Trois enquêtes sur la population active ont été réalisées par l’Administration centrale de la statistique en 1970, 1996 et 2004. D’autres travaux ont été réalisés par différentes institutions à des dates proches de celles des trois enquêtes (le ministère des Affaires sociales et l’Université Saint-Joseph notamment).
Les résultats ne sont pas directement comparables, car les périmètres de couverture ne sont pas strictement équivalents, notamment pour ce qui concerne le traitement des Palestiniens des camps (exclus par convention des enquêtes). Les phénomènes massifs de migration (émigration et immigration) ne sont pas davantage pris en compte.
Malgré ces réserves, les résultats appellent trois commentaires majeurs :
1) Entre 1970 et les années 90, le Liban est entré de plain-pied dans la transition démographique : les effectifs des moins de 15 ans n’ont augmenté que de 12,8 % en 26 ans contre un accroissement global de plus de 75 % de la population résidente. De ce fait, même si la population âgée commence déjà à augmenter plus vite que la population totale et que la population en âge actif, les taux de dépendance démographique et effectif ont chuté de manière considérable : il y a deux personnes en âge actif pour une personne hors âge actif aujourd’hui contre une seule en 1970 ; pour un actif, il y a 2,5 non-actifs aujourd’hui contre 3,3 non-actifs en 1970.
2) Le taux d’activité n’a pas bougé et il est resté à un niveau particulièrement bas : moins de la moitié de la population en âge actif est effectivement active. Ainsi, si la population en âge actif a augmenté (malgré l’émigration) de 120 % sur la période, la population active a augmenté un peu moins (+118 %) et le nombre des actifs effectifs encore un peu moins (+114 %).
3) La situation démographique s’est sensiblement détériorée entre 1996 et 2004 : on assiste de manière prématurée et accélérée au double phénomène de déclin et de vieillissement de la population dont commencent à souffrir les pays riches. En moins de huit ans, la population active et les actifs effectifs ont diminué de près de 10 % ! L’ensemble de la population a baissé de près de 6 %, les jeunes de plus de 8 %. Seule la catégorie des vieux voit ses effectifs augmenter de 9 %. L’ampleur de ces développements est telle que l’on doit vérifier la fiabilité des résultats de 1996 et de 2004, mais ils sont indéniables. Ces observations devraient normalement susciter une réflexion en profondeur dans le pays.
En résumé, le Liban est en train de dilapider sa transition démographique du fait de la saignée massive que représente l’émigration. Le pays devrait se trouver aujourd’hui au plus fort de sa capacité productive, et donc en pleine croissance. Les chiffres des ratios de dépendance auraient dû, sans l’émigration qui touche principalement les jeunes actifs ou en âge d’activité, être encore plus favorables que ceux qui se dégagent des résultats bruts déjà décrits.

Émigration et faible taux d’activité des femmes

L’examen de la situation libanaise fait apparaître trois problèmes essentiels : l’émigration, le faible taux d’activité globale et le faible taux d’activité des femmes en particulier.
L’évolution des taux d’activité des tranches d’âge actif (15 à 64 ans) est parlante à cet égard.
On constate que :
• Le taux d’activité féminine est particulièrement faible (à peine plus de 20 %). Sa progression depuis 1970 de 16 à 22 %, bien que modeste, surestime probablement la réalité pour deux raisons : la première est que, si les femmes actives dans l’agriculture sont souvent omises des statistiques, la part de l’activité agricole a considérablement baissé sur la période et la dose de sous-estimation s’est donc trouvée réduite ; la deuxième raison est que les statistiques comprennent les employées de maison étrangères dont les effectifs ont énormément augmenté sur la période, ce qui réduit d’autant la participation à l’activité économique des femmes libanaises.
• Le taux d’activité masculine n’est pas bien élevé non plus. Il accuse d’ailleurs une baisse sensible sur la dernière période. Une des raisons en est l’allongement de la durée des études, mais il y a sans doute aussi un effet indirect de l’émigration avec des émigrés revenant au pays avant la fin de l’âge actif et vivant de leurs rentes.
• Globalement, le taux d’activité des femmes a un peu augmenté, mais le taux d’activité générale est resté constant ; cela est dû à la baisse du taux d’activité masculine et à la plus forte émigration chez les jeunes hommes que chez les jeunes femmes ; le second phénomène négatif a annulé les modestes effets positifs du premier.
Dans le graphe qui présente l’évolution des taux d’activité par âge et par sexe, en 1970, en 1996 et en 2004, on peut relever que :
• L’âge d’entrée dans la vie active a significativement reculé depuis 1970, le taux d’activité des tranches d’âge 15-19 ans et 20-24 ans a baissé de 10 et de 5 %, du fait de l’allongement de la durée des études.
• Les hommes sortent relativement tôt de la vie active : 15 % d’inactifs entre 50 et 54 ans, plus de 20 % entre 55 et 59 ans, et près de 30 % entre 60 et 64 ans. Nous ne disposons malheureusement pas de la distribution des occupations par nationalité, mais on peut penser que ce phénomène est dû en partie au retour prématuré d’émigrés qui s’installent en rentiers mais aussi à la concentration des travailleurs étrangers dans les tranches d’âge jeune. Cela voudrait dire que les taux d’activité des hommes libanais résidents seraient sensiblement inférieurs aux niveaux observés.
• Les femmes entrent peu dans la vie active (le pic du taux d’activité ne dépasse pas 35 %, le plafond étant sensiblement inférieur pour les Libanaises seules) et en sortent progressivement (le taux d’activité est déjà inférieur à 25 % dans la tranche d’âge des 35 à 39 ans). Après dix ans, 40 % des femmes actives ont déjà quitté le travail, probablement après leur mariage pour élever leurs enfants.
Pour expliquer le phénomène de la faible activité féminine au Liban, on ne peut invoquer ni de soi-disant facteurs “culturels”, comme en Arabie saoudite par exemple, ni un problème d’accès différentiel à l’éducation entre les filles et les garçons. Au Liban, le travail de la femme est valorisé pour toutes les catégories de la société et l’éducation des filles est équivalente à celle des garçons à tous les niveaux.
Il faut chercher la raison de ce phénomène dans le niveau élevé du salaire de réservation. Cette notion mesure le niveau de salaire à partir duquel une personne (une femme en l’occurrence) est incitée à travailler, en acceptant les inconvénients que cela comporte pour son foyer, en raison des gains de pouvoir d’achat qu’elle peut espérer. Or, au Liban, les revenus accessibles aux femmes (soit directement, soit comme incrément du revenu de l’homme dans le cas des entreprises familiales) sont trop faibles pour qu’elles franchissent le pas. Cela est dû au niveau élevé des prix domestiques qu’alimentent une demande exogène, à la structure rudimentaire de la majorité des entreprises libanaises, et à l’absence de facilités pour la garde et les loisirs des enfants.
Ce même raisonnement s’applique aux hommes et à l’émigration : préférer ne pas travailler ou émigrer est le fruit de la même évaluation de l’opportunité comparative d’accepter un salaire donné. Notons que si 40 % des femmes travaillaient au Liban au lieu de 20 %, cela voudrait dire que la population active augmenterait de 20 % environ, soit un saut du PIB du même ordre : l’enjeu est majeur.
Sous l’angle des taux d’activité comme sous l’angle démographique, les observations témoignent de l’incapacité de l’économie libanaise à profiter de ses ressources, à une période où celles-ci sont les plus abondantes et où des dépenses considérables sont consenties pour l’éducation de jeunes générations. Le Liban est en train de rater le bénéfice de la transition démographique et de ses investissements dans le capital humain.

(*) Économiste. www.charbelnahas.org


Graphes inclus dans la version pdf.