La nouvelle mouture du système de comptabilité nationale élaborée par l’Administration centrale de la statistique (ACS), qui récupère ses prérogatives, répond à deux objectifs : définir le standard à partir duquel seront désormais élaborés les futurs comptes de la nation et se conformer aux dernières normes internationales. Le changement méthodologique donne une image plus fine de la production et des contributions relatives des secteurs productifs. Pour autant, en se concentrant sur le seul PIB, cette nouvelle présentation ne dresse pas un tableau complet de l’activité économique.

Portrait schématique de l’activité économique du pays, la comptabilité nationale constitue l’un des outils d’étude et de prévision privilégié par la plupart des États et des organismes économiques internationaux. Ce n’est pas un hasard si sa naissance remonte aux suites de la Grande Dépression des années 1930, lorsque les États occidentaux ont été confrontés à la nécessité d’élaborer des indicateurs globaux permettant de mesurer l’impact de la crise, recenser les ressources produites et la répartition de leur utilisation et, enfin, d’identifier les moyens de peser sur la conjoncture. Cet instrument permet notamment de réconcilier dans un même ensemble les trois différentes approches du PIB qui peut être évalué sous l’angle de la production – évaluée à travers la valeur ajoutée dégagée par l’ensemble des biens et services produits par les agents économiques ; de la demande, via l’emploi de ces biens et services ; ou des revenus dégagés par cette production. Les agents économiques sont alors regroupés en secteurs institutionnels dans un tableau économique d’ensemble qui décrit, par un jeu de comptes successifs, leur activité et leurs résultats à travers ces trois angles et permet de dresser un constat global sur la structure, les forces et les faiblesses de l’économie. L’Administration centrale de la statistique, qui est chargée d’établir cette comptabilité nationale pour le Liban en vertu d’une loi datant de 1979, publie pour la première fois en 2013 les comptes du pays, reprenant la main à la suite de la commission spéciale dirigée par Robert Kasparian qui en assurait jusque-là l’élaboration. Cette nouvelle mouture présente certaines améliorations sensibles du point de vue de la représentation de la production nationale. En revanche, elle ne satisfait pas le besoin d’avoir une vue globale et détaillée de l’économie nationale, notamment en termes de répartition des richesses dans le pays ou de nature des flux financiers qui alimentent l’économie. Des lacunes essentiellement dues à l’absence de volonté politique de doter cette institution des moyens humains nécessaires à son travail, à l’insuffisance des enquêtes menées auprès de la population et à l’absence d’outils de mesure de la balance des paiements, au-delà de son solde.

Nouvelle méthodologie

La refonte de la comptabilité nationale opérée par l’ACS repose sur un changement de méthodologie destiné à la rendre davantage conforme aux derniers standards onusiens – connus sous le label SCN 2008 – tout en subissant également certaines adaptations “locales” pour pallier le manque de données et les spécificités de l’économie libanaise. Ce changement d’orientation est couplé à l’exploitation de données nouvelles par rapport aux comptes établis par la commission Kasparian : 2004 sert d’année de base, en lieu et place de l’année 1997 sur laquelle s’appuyaient les Comptes économiques du Liban publiés jusqu’en 2010. De nouvelles sources sont intégrées telles que les données relatives à la dernière enquête sur le budget des ménages de 2011-2012, les enquêtes annuelles réalisées auprès des entreprises entre 2004 et 2008, et les données relatives aux recettes de la TVA, désormais exploitées en collaboration avec le ministère des Finances.
Ces différences se traduisent naturellement par une estimation du PIB des années 2004-2010 et des taux de croissance annuels réalisés pendant cette période qui divergent sensiblement de ce qui avait été publié précédemment. À titre d’exemple, le PIB intrapolé par l’ACS pour l’année 2005 est inférieur de 2 points de pourcentage à celui précédemment établi par la commission Kasparian, tandis que celui de l’année 2010 connaît une différence du même ordre, mais dans l’autre sens.

Présentation de la production

Avec l’appui technique d’experts internationaux fournis dans le cadre d’un projet de jumelage institutionnel soutenu par l’Union européenne, des changements méthodologiques ont été opérés pour estimer certaines variables et affiner les résultats. Par exemple, la présentation des données relatives à la production a été rendue conforme aux derniers standards internationaux de classification industrielle établis par l’Onu via un redécoupage plus précis des secteurs d’activité, qui passent de huit à trente. En outre, certaines variables sont calculées différemment : « Dans l’ancien système, certains secteurs ou acteurs, comme Électricité du Liban, présentaient par exemple une valeur ajoutée négative, du fait de résultats inférieurs aux coûts de production. Nous avons choisi de rajouter les subventions au prix de vente afin que cela ne soit plus le cas », explique Maral Tutélian, la directrice de l’ACS. Dans le même ordre d’idées, les profits réalisés par le gouvernement dans le secteur des télécommunications ont été requalifiés en taxes du fait de l’écart considérable qui existe entre les prix de vente et les coûts de production.

Quid des revenus ?

Pour autant, «si cette nouvelle présentation et la méthodologie employée sont davantage conformes aux normes internationales et facilitent le travail des analystes en donnant une image plus juste de la contribution des différents secteurs au PIB, cela se fait malheureusement au détriment d’informations complètes sur l’économie », remarque Ibrahim Jamali, économiste à la Banque mondiale. D’abord parce que certaines données relatives à la production ou à la demande sont présentées de manière moins détaillée que dans les éditions précédentes. Exemple avec les données relatives à l’investissement : si les deux systèmes indiquent la valeur agrégée de la formation brute de capital fixe et sa répartition entre les secteurs public et privé, la nature de ces investissements (travaux publics et de bâtiment, matériel, meubles, etc.) n’est plus indiquée dans la nouvelle mouture.
Ensuite, et surtout, parce qu’elle se limite cette fois à une présentation des composantes du PIB sous le prisme de la production (à prix courants et constants) et des dépenses, mais laisse de côté sa troisième optique traditionnelle : « En principe, [l’évaluation du PIB] devrait aussi inclure l’optique revenus, en utilisant les estimations directes des revenus des salariés, des profits des entreprises et des revenus mixtes des travailleurs indépendants. Mais ces données n’étaient pas disponibles », justifient ainsi ses auteurs.
Résultat, des pans entiers de la comptabilité nationale, et en particulier ceux qui permettent de déterminer la balance des paiements, qui retrace sous une forme comptable l’ensemble des flux d’actifs réels, financiers et monétaires avec l’extérieur, ne sont plus évalués et ne permettent ainsi plus de déterminer précisément l’état de dépendance de l’économie vis-à-vis de l’étranger. « À la lecture des comptes, on remarque que la balance commerciale est déficitaire de 28 %, ce qui traduit un déséquilibre du même ordre entre les ressources et les emplois, mais en l’absence de compte de capital et de compte financier, il est par exemple impossible d’avoir une idée précise des flux qui expliquent ce déséquilibre », affirme l’économiste et ancien ministre Charbel Nahas. Ainsi, le Revenu national brut disponible (RNBD), qui permet de déterminer le revenu global d’un pays en ajoutant les revenus nets provenant de l’étranger au PIB, ne figure plus dans la nouvelle mouture. Ces transferts de revenus entre les non-résidents et les résidents se répartissent essentiellement en deux grandes catégories : ceux qui correspondent à une rémunération des facteurs de production situés à l’étranger (intérêts d’investissements directs, remises issues des salaires d’expatriés, etc.) et les flux de capitaux qui, contrairement aux premiers, sont réversibles. « Suivant la répartition entre ces deux types de transferts, on aboutit à une balance courante plus ou moins excédentaire ou déficitaire », poursuit Charbel Nahas.
Confrontés au trou noir statistique lié au fait que l’État libanais n’a jamais mis en place les moyens de connaître la nature et le montant de ces transferts pour établir une balance des paiements en bonne et due forme, les statisticiens de l’ACS ont estimé « qu’il n’était pas possible de publier des estimations de qualité suffisante [du RNBD] ». Une approche prudente qui s’explique aussi en partie par les débats suscités par les estimations proposées par la commission provisoire. Confrontée aux mêmes lacunes statistiques, cette dernière avait choisi de procéder à une répartition de ces flux à partir de résidus de la balance des paiements, agglomérés dans la rubrique “erreurs et omission” des statistiques de la Banque du Liban dont le montant est très élevé. Cette décomposition en flux de capitaux et flux de revenus était alors réalisée selon un ratio fixé en fonction de la conjoncture observée : ce dernier a varié annuellement dans une fourchette de 60 et 90 %.
C’est à partir de ces estimations qu’était mesuré le Revenu national brut disponible et qu’était expliqué dans quelle mesure les transferts extérieurs contribuaient au financement de l’économie nationale. Autrement dit, de mesurer son degré de fragilité relative. « Cette démarche pour le moins audacieuse m’avait conduit à contester les résultats avancés par Robert Kasparian dans la mesure où je ne trouvais pas de justifications à ses choix de pondération dans les données économiques de l’époque. L’augmentation constante des dépôts bancaires semblait en particulier plaider pour un processus d’accumulation de capital, alors que l’hypothèse dominante consiste à considérer que les transferts sont essentiellement des revenus servant à financer la consommation », se souvient Charbel Nahas.

Tabous libanais

Au-delà des choix méthodologiques des statisticiens, c’est en définitive le contexte dans lequel ils travaillent qui est, en creux, remis en cause par la plupart des observateurs interrogés. D’abord, le manque de moyens financiers et humains donnés à l’ACS pour établir ou obtenir des statistiques fiables et régulières sur lesquelles appuyer leurs travaux.
Mais également une culture de l’opacité qui continue de caractériser l’ensemble des structures dirigeantes du pays. « On avance souvent les conséquences de la guerre civile qui remonte à plus de vingt ans ou le niveau de développement économique du Liban pour justifier l’état déplorable des sources chiffrées, mais il suffit de regarder chez ses voisins, en Jordanie ou même dans les territoires palestiniens, pour se rendre compte qu’ils disposent de données de bien meilleure qualité… », regrette Ibrahim Jamali. La confection de comptes nationaux permettant d’éclairer réellement la politique économique et les décisions des acteurs présuppose donc en réalité la remise en cause de certains tabous bien libanais. « Comment évaluer précisément la composition des remises et connaître la nature des flux financiers émanant des non-résidents, sans recensement qui permette de savoir qui sont réellement les résidents ? Comment comprendre les redistributions opérées par la fiscalité et les transferts ou l’évolution des patrimoines dans un pays qui a fait du secret bancaire une véritable muraille de Chine ? À quoi cela sert-il de donner l’évolution du PIB si on ne peut pas en tirer des enseignements sur sa composition en termes de répartition de revenus ? Par exemple, on sait que le PIB a presque doublé entre 2004 et 2011 : ne serait-il pas intéressant de savoir quelle a été l’évolution de la part des salaires dans ce PIB sur la même période ? Il ne s’agit pas d’afficher des chiffres pour satisfaire la psychologie des foules, mais de se doter d’outils d’analyse efficients pour les décideurs », conclut l’ancien ministre du Travail.