Plusieurs procédures judiciaires contre des internautes rappellent que les nouveaux médias comme Facebook ou Twitter appartiennent à l’espace public. La loi y réglemente l’expression des opinions ainsi que la publication des informations dans le but de trouver un équilibre entre la liberté d’expression et la protection des personnes et de la vie privée.

Quel mal y a-t-il à dénoncer sur son blog la qualité déplorable des plats servis dans un restaurant ? Ou d’écrire sur Twitter : « Je déteste le député X, qui a volé dans les caisses de l’État » ? On voudrait répondre : « Rien », tant Facebook, YouTube ou Twitter donnent le sentiment d’être « entre amis », protégé dans sa sphère intime. Mais loin de s’inscrire dans l’espace privé, publier sur les réseaux sociaux, c’est basculer dans l’espace public. La liberté d’expression s’exerce alors dans le cadre d’une loi qui la réglemente au nom de l’intérêt général.
La mauvaise compréhension de cette distinction entre espace privé et espace public sur les réseaux sociaux engendre quantité d’affaires devant les tribunaux. Le Liban est relativement exempté de cette fièvre. Mais pas les Libanais, qu’on retrouve en procès aux quatre coins de la planète pour “offense” ou “diffamation”. C’est particulièrement le cas aux États-Unis où l’affaire Saadi contre Maroun  (2008-2010) fait même figure de “landmark case” : elle fait depuis jurisprudence pour la diffamation sur Internet.
L’affaire oppose deux Libano-Américains devant le tribunal fédéral de Floride. Édouard Saadi et Pierre Maroun sont pourtant des cousins, originaires du village de Bejjé (Jbeil). Mais ces deux-là s’opposent politiquement. Pierre Maroun est secrétaire général de l’association américaine ALCC (American Lebanese Coordination Council) et proche des Forces libanaises. Édouard Saadi est, lui, un avocat, spécialiste de la propriété intellectuelle et pro-Tayyar. Sur son blog et sur différents sites politiques, dont celui des Forces libanaises, Pierre Maroun poste différents commentaires, accusant son cousin Édouard Saadi de mensonges – il affirme, par exemple, que celui-ci se prévaut de diplômes qu’il ne possède pas – ou (plus grave dans le contexte américain) que son cousin aurait donné de l’argent au Hezbollah.
Devant la justice, Pierre Maroun assure que ses propos ne reflètent que son « opinion personnelle », protégée par le fameux premier amendement de la Constitution américaine. Un argument que la Cour rejette pourtant, arguant que ses allégations s’accompagnent d’un « Our stories are true » (« Nos histoires sont vraies ») qui prouve le contraire. La Cour exige donc de Pierre Maroun le retrait de toutes les références faites à Édouard Saadi sur ces sites Internet. Elle demande également le paiement d’une amende de 90 000 dollars.
Dans pareil contexte, quelle aurait été la décision de la justice libanaise ? On peut estimer qu’elle aurait abondé dans le sens de la justice américaine. Au Liban, la liberté d’expression est certes un droit constitutionnel, reconnue par l’article 13 de la Constitution libanaise de 1926 qui garantit la liberté d’opinion et d’expression. Ce droit a même été renforcé par la ratification de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1972. Mais cette liberté n’est pas absolue : elle connaît des limites, auxquelles Internet n’échappe pas. La diffamation, le dénigrement et l’injure sont des “lignes jaunes” à ne pas franchir sous peine de sanctions pénales.
Être conscient des limites imparties à la liberté d’expression sur les réseaux sociaux ne doit pas faire oublier que la critique, qui permet d’exprimer son avis ou son opinion, elle, est autorisée. Chacun est libre, dans les limites de la loi, de publier une critique de livre (de disque ou de restaurant…). Pourtant, le Libanais, Mark Makhoul, expatrié au Koweït et créateur du blog 248am.com, est aujourd’hui poursuivi en justice. L’affaire l’oppose à la compagnie Las Palmas, propriétaire pour le Moyen-Orient de la franchise Benihana, une chaîne de restaurants japonais.
Las Palmas réclame à Mark Makhoul quelque 18 000 dollars de dommages et intérêts, et exige la fermeture de son site pour avoir « porté atteinte à l’image de marque » du restaurant dans un billet, daté de décembre dernier, dans lequel le blogueur relatait sa malheureuse expérience dans le restaurant Benihana sur le boulevard Avenue de Koweït City. Dans cette chronique, Mark Makhoul affirmait que le service « n’était pas trop mauvais pour un restaurant ouvert quelques jours auparavant et le personnel était réellement amical ». En revanche, la qualité des sushis et autres makis servis était, selon lui, déplorable. « Le poulet avait une tessiture de chewing-gum. Il était à peine cuit, sinon cru. Son goût était détestable. » Presque aussitôt, le propriétaire postait un commentaire sur le site, accusant Mark Makhoul d’avoir « entaché et détruit » sa réputation. Dans la foulée, il déposait plainte devant les tribunaux koweïtiens.
« C’est un processus très lent. Nous avons été reçus en audience par deux fois déjà. Mais selon mon avocat, cela devrait très probablement prendre jusqu’à deux ans pour obtenir une décision définitive », explique Mark Makhoul. 
Dans l’assignation du tribunal, consultable sur le site, Benihana reproche au blogueur libanais d’avoir d’abord porté préjudice à l’image de marque et à la réputation de la chaîne, en mettant en doute la qualité et les services fournis. Ensuite, d’avoir mis en ligne deux vidéos tournées sans le consentement du restaurant. « Le tribunal pourrait décider qu’il y a ici atteinte au droit à l’image si les deux chefs cuisiniers, présents sur les vidéos mises en ligne, sont identifiables. Cependant, dans ce cas, ce droit à l’image concerne seulement les deux chefs. C’est donc à eux qu’il reviendrait de porter plainte, et non pas au restaurant », explique Pierre el-Khoury, spécialiste du droit lié aux nouvelles technologies, professeur à l’Université de La Sagesse. L’assignation précise enfin que Mark Makhoul travaillant dans une agence de publicité, celui-ci ne peut avoir que des « intentions cachées ».
Pour Pierre el-Khoury, « ce que Mark Makhoul a écrit reste dans les limites de sa liberté d’expression. Il n’y a nulle atteinte à la marque ou au prestige de la marque Benihana ».
Le groupe Benihana s’est pourtant obstiné. Et son entêtement à poursuivre un blogueur a mis le feu aux poudres : les blogueurs se sont fédérés, relayant l’information sur le Web arabe, puis mondial. Le mur de la page “Fan” Facebook de Benihana a bientôt été noyé sous les commentaires vindicatifs d’autres blogueurs ou d’internautes (que Benihana a systématiquement supprimés). On pouvait ainsi lire : « Benihana, je pense que votre équipe de management vient juste de ruiner votre réputation en prenant la décision de poursuivre le blogueur le plus populaire du Koweït. » Cet internaute ajoutant : « Je n’avais pas essayé votre restaurant et je ne le ferai jamais, ni au Koweït ni nulle part ailleurs. » De fait, en voulant faire pression sur le blogueur Mark Makhoul, pour qu’il retire la chronique de son restaurant, Benihana a oublié une leçon essentielle des réseaux : mieux vaut laisser exister une mauvaise (mais honnête) critique que de passer pour un censeur. Le “backlash”, cette réaction épidermique des réseaux contre ceux qui attaquent l’un de leurs membres, fait bien plus de dégâts à la réputation d’une marque.

En droit libanais

La possibilité d’exprimer librement ses opinions sans en être inquiété par autrui, ainsi que l’on définit la “liberté d’expression” est l’une des premières libertés politiques. Au Liban, cette liberté fondamentale est reconnue par l’article 13 de la Constitution et l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) ratifiée en 1972. Toutefois, la liberté d’expression est restreinte dans les limites de la loi comme pour toute parole publique au nom de l’intérêt général. C’est ainsi que le code pénal (article 385) reconnaît un délit de diffamation et d’injure. La diffamation se définit comme l’imputation d’un fait à une personne qui porte atteinte à son honneur ou à sa considération. L’injure, elle, consiste à lui adresser des propos méprisants ou outrageants, ne comportant l’imputation d’aucun fait. La sanction diffère selon que le délit est commis à l’encontre de personnes privées ou publiques. Au Liban, il existe en effet comme dans beaucoup d’autres pays un délit pour “offense au chef de l’État”. En juin dernier, plusieurs jeunes âgés de 27 à 29 ans, proches du mouvement de Michel Aoun, ont été arrêtés sur décision du procureur général Saïd Mirza pour “diffamation et calomnies” à l’encontre du président de la République, au motif de commentaires peu accorts sur leur page Facebook. D’après l’article 386 du code pénal, la diffamation du chef de l’État est passible d’une peine de deux mois à deux ans de prison. L’injure à l’encontre du président, elle, est passible d’un mois à un an de prison (article 388). Dans le cas de personnes privées, la poursuite suppose que ces personnes déposent plainte. Si le délit est commis par le biais d’un imprimé, réglementé par la loi de 1962, ou via les médias audiovisuels, réglementés par la loi de 1994, la poursuite aura lieu devant le tribunal des imprimés. Dans les autres cas, le juge pénal est compétent.