Gilles Babinet, multi-entrepreneur et représentant de la France
sur les enjeux du numérique auprès de la Commission européenne, invité par l’ambassade de France à Beyrouth pour donner une conférence sur les “ruptures digitales”.

La diffusion des NTIC va-t-elle entraîner des évolutions des modèles économiques actuels ?
Le passage au numérique constitue une véritable rupture du modèle industriel de création de richesse : désormais, les gains de productivité ne sont plus tellement réalisés à travers la standardisation de la production et la répétitivité des tâches, mais par l’innovation. Par exemple, aux États-Unis, où le numérique contribue à près de 40 % du PIB, les entreprises considérées comme les plus innovantes ont connu dans les vingt dernières années une croissance annuelle moyenne plus de trois fois supérieure aux autres.

Quels vont être les secteurs les plus affectés ?
Même si cette rupture numérique est globale, on peut distinguer au moins cinq grands domaines d’activité qui verront leur contribution à la création de richesses démultipliée. La première de ces révolutions touche à la diffusion de la connaissance : le numérique a contribué à des modèles de diffusion d’intelligence collective, dont le meilleur exemple reste l’encyclopédie en ligne Wikipedia. Elle constitue l’une des sources de savoir les plus riches au monde et repose sur un processus de contribution communautaire qui s’avère bien plus fiable que l’expertise. De même, une économie fondée sur l’intelligence de la multitude permettra de mieux faire face aux enjeux en démultipliant les forces mobilisées sur la résolution d’un problème, comme celui du financement avec le “crowdfunding”. La deuxième révolution est éducative : avec le numérique, le mode de transmission verticale du savoir est rendu caduque par la disponibilité instantanée et ubiquitaire de l’information. Il faut donc la repenser sur le modèle des Moocs, ces conférences et cursus universitaires diffusés en direct sur Internet. La troisième est celle de la santé, notamment à travers les améliorations que la combinaison du séquençage ADN et le stockage de nos données personnelles par les outils numériques vont engendrer en termes d’amélioration des diagnostics. La quatrième est celle de l’informatisation et de la robotisation de la production qui bouleversent déjà tout le processus de production hérité de Taylor. La cinquième est enfin celle de l’État qui va devoir se moderniser pour promouvoir un meilleur partage des données avec ses administrés et les associer au processus de décision.

Le Liban est-il bien placé pour bénéficier des retombées de cette révolution numérique ?
De manière générale, ces ruptures vont engendrer un rééquilibrage des niveaux de développement dans la mesure où le nouveau modèle nécessite beaucoup moins d’accumulation préalable de capital. Le Liban en particulier peut se prévaloir de nombreux avantages comme une forte tertiarisation, des élites très bien formées, un stock de capital important dans les pays de la région et surtout une vague d’investissement très intéressants dans le développement de la téléphonie mobile qui ont un effet direct sur la croissance : une étude de la GSM Association montre que l’introduction de la 3G se traduit presque automatiquement par des gains d’un à deux points de PIB. En revanche, l’absence d’un État capable d’orienter stratégiquement les investissements est un handicap certain.