Pour la première fois, une étude chiffre la présence des  “entreprises politiquement connectées” au Liban, fournissant une cartographie précise des secteurs touchés et de ses implications économiques.

Une nuit à Achrafié, au tournant du siècle dernier : quelqu’un sonne au domicile d’une grande famille libanaise. Le personnel lui ouvre et l’homme demande à parler au patriarche à qui il dit de but en blanc : « J’ai besoin d’un emploi. Vous êtes influents. Vous devriez pouvoir m’aider. » On lui répond qu’on fera son possible et la maisonnée retourne se coucher. Une heure plus tard, l’homme sonne à nouveau à la même porte et dit : « J’ai oublié de vous signaler que je suis maronite. » Ce à quoi le patriarche (de la même obédience confessionnelle) répond qu’il n’était nul besoin de revenir : « On l’avait compris dès la première entrevue. »
On ne s’attardera pas sur ce qui permet de reconnaître à coup sûr un maronite (l’heure tardive ? L’acharnement ?) d’un autre de ses congénères libanais. Cette anecdote montre surtout combien il est usuel au pays du Cèdre de s’adresser à un “homme influent” pour lui demander “une faveur”, en particulier un emploi. Au Liban, la connexion entre politique et affaires semble à ce point évidente qu’on ne la questionne plus. Elle est même vécue de manière positive par un grand nombre de citoyens. Si on en croit un sondage du Lebanese Centre for Policy Studies, cité par le magazine The Economist, les trois quarts des étudiants libanais considèrent les connexions politiques comme primordiales pour trouver un job au Liban. Quelque 20 % d’entre eux admettent même y avoir eu recours. Rares sont cependant ceux qui font le lien entre leur comportement individuel – inscrit dans une pratique culturelle – et son impact macroéconomique sur le marché de l’emploi.
Un lien qui est justement au cœur d’une étude (juin 2016) d’Ishac Diwan et de Jamal Ibrahim Haidar, chercheurs de l’Université de Harvard pour le premier et de l’université de Sciences et Lettres de Paris pour le second. « Le Liban se caractérise par un environnement de “deals” plutôt que de “règles”, qui avantage la création d’emplois à court terme, mais ce clientélisme étouffe la croissance et la création d’emplois à long terme », assurent ainsi les deux chercheurs.

500 entreprises connectées politiquement

Pour parvenir à ce constat, Ishac Diwan et Jamal Ibrahim Haidar se sont appuyés sur un fichier du ministère libanais des Finances. Il comprend les données fiscales de quelque 122 242 entreprises entre 2005 et 2010. En tout, ces entreprises représentent une base de quelque 775 000 salariés (en moyenne annuelle), un nombre proche des estimations du secteur de l’emploi formel au Liban, censé se situer autour de 800 000 salariés selon l’étude, qui cite des chiffres datant de 2010.
Parmi ces 122 242 sociétés, les deux chercheurs sont parvenus à identifier 497 entreprises “politiquement connectées”, soit des entreprises fondées par des hommes politiques ou certains de leurs proches familiaux. Pour y parvenir, les deux chercheurs ont recoupé ces noms avec les données des Chambres de commerce, cherchant à identifier le fondateur et les propriétaires, les membres du conseil d’administration, voire les équipes de managers… À ces fichiers, ils ont adjoint des listes de sociétés aux connexions politiques célèbres. Dans le secteur des médias, cela signifie que la chaîne al-Mustaqbal, al-Manar, ou encore NBN figurent parmi les “entreprises politiquement connectées” identifiées par les deux chercheurs : on y retrouve les noms d’hommes politiques (ou de parents proches) dans leur équipe dirigeante. En revanche, la LBC ou al-Jadeed ne sont pas épinglées comme “politiquement connectées” dans l’étude. « En d’autres termes, les préférences politiques des fondateurs ou des propriétaires des entreprises (de notre panel, NDLR) ne déterminent pas leur appartenance à la catégorie des entreprises “politiquement connectées” pour nous », lit-on dans l’étude, qui précise un peu plus loin : « Dans cette relation, les “connectées” sont les clientes qui obtiennent certains avantages, lesquelles gonflent leurs profits. En échange cependant, elles doivent favoriser les intérêts de leurs patrons politiques ».
Si leur nombre est au final assez faible (0,4 % du total) au Liban, ces entreprises représentent en revanche une part importante de l’emploi : environ 16 % du secteur formel. On les retrouve dans un nombre limité de secteurs : 29 seulement sur 289 secteurs identifiés au total par l’étude. Il s’agit toutefois de “secteurs-clefs” où le lien avec l’État reste prévalent : banques, médias, énergie, santé, eau, bâtiment et travaux publics, éducation, immobilier… représentant ainsi 17 % du total des entreprises de ces 29 secteurs identifiés. Dans certains, elles dominent : elles composent 21 % du tissu entrepreneurial du secteur des télécoms, 22 % de celui de la presse quotidienne, 30 % du BTP, 40 % des fabricants de sodas et boissons gazeuses, 42 % du transport maritime, 52 % de la banque et des services de sécurité…

Des entreprises ventripotentes

Autre caractéristique : les “connectées” figurent parmi les entreprises les plus importantes en taille. Elles comptent en moyenne 220 salariés quand une entreprise non connectée en dénombre seulement 26. Ce qui explique qu’elles représentent 42,7 % des entreprises libanaises de plus de 100 salariés et 72 % des entreprises de plus de 100 salariés des 29 secteurs “politiquement connectés” identifiés par l’étude. Une donnée cruciale quand on sait que les grandes entreprises sont le principal moteur de la création d’emplois salariés : près de 90 000 emplois nets ont ainsi été créés entre 2006 et 2010 par les sociétés de plus de 100 salariés, alors que ce sont les PME qui sont censées être le véritable moteur de la création d’emplois. L’étude montre que ces recrutements répondent souvent à des justifications politiques : juste avant les élections législatives de 2009, par exemple, les “connectées” ont embauché 14 500 personnes supplémentaires en moyenne annuelle contre 8 000 auparavant (+55 %). A contrario, à la même période, les entreprises “non connectées”, celles en prise avec les réalités économiques du pays, réduisaient d’environ un tiers leur masse salariale.

Meilleur salaire, moindre productivité

Pour le salarié, travailler dans ces établissements fournit des avantages non négligeables : outre le fait qu’il n’est parfois nul besoin d’y faire acte de présence, les “connectées” paient davantage. L’écart peut être considérable : +64 % dans le secteur de la publicité en faveur des entreprises politiquement connectées, +62 % pour la presse, +51 % pour les assurances, +47 % pour les universités privées et les entreprises de fabrication et de distribution de médicaments, +30 % pour l’immobilier... Pourtant, la productivité de ces salariés reste bien en deçà des standards des entreprises non connectées : quatre fois moins (que les entreprises non connectées du secteur) dans les hôpitaux privés, deux fois moins dans les universités privées… Leur présence a d’autres incidences sur l’emploi : « Les sociétés non connectées des secteurs où les connectées dominent embauchent moins », lit-on dans l’enquête. In fine, « les liens entre politiques et affaires réduisent la création d’emplois plutôt que de l’augmenter ». Sur une base nette, chaque nouvelle création d’entreprise connectée réduit l’emploi de 7,2 % dans le secteur d’activité où l’entreprise s’inscrit et de 11,3 % par rapport aux sociétés non connectées. Pour lutter contre cet effet, les deux chercheurs évoquent plusieurs pistes : aider davantage les PME ; améliorer les règles de transparence des marchés publics ; renforcer l’application des lois existantes… mais, notent-ils, « une structure économique plus concurrentielle ne soutiendrait pas le jeu politique actuel et pourrait peut-être conduire au chaos politique, à moins qu’un système politique différent n’ait été instauré au préalable ».