Un article du Dossier

Les débuts difficiles du paiement mobile au Liban

Le paiement mobile – c’est-à-dire les transferts financiers effectués à partir d’un téléphone portable –  fait ses débuts timides au Liban. Le potentiel du marché n’est pas à prouver, mais la frilosité des banques et une régulation contraignante freinent son développement.
 

Quelques téméraires se sont lancés dans l’aventure du paiement mobile au Liban. Les joueurs ont ainsi pu payer leur grille de Loto par SMS dès fin 2010 ; les clients de Bank Audi peuvent effectuer des paiements entre titulaires de comptes via leur téléphone portable depuis quelques mois déjà ; ceux du groupe Fransabank (qui inclut la BLC Bank) devraient pouvoir bénéficier de services de paiement mobile dès cette année ; et ceux de la BLOM peuvent transférer de l’argent via leur portable à la personne de leur choix, qu’elle soit bancarisée ou non.
Toutes ces initiatives partent du même principe : permettre aux usagers d’effectuer un paiement à partir de leur téléphone portable, qui remplace la carte de crédit, les transferts, ou le numéraire.

Un marché non négligeable

C’est le secteur privé qui ouvre la voie du m-paiement au Liban : des entreprises internationales, à l’image de la compagnie française PayMobey, la société brésilienne Novo, les américaines Sybase et Mobibucks tentent de pénétrer le marché. Mais ce sont des start-up libanaises qui sont à l’origine des offres disponibles aujourd’hui (ou bientôt) : Mobikick (Loto), Pin-Pay (Bank Audi) et ViaMobile (Fransabank) ont toutes les trois flairé le potentiel du marché libanais. Le cas de la BLOM est légèrement différent : la banque capitalise sur sa plate-forme de e-banking pour développer des variantes au paiement mobile (voir encadré p. 64).
L’une des fonctionnalités principales du paiement mobile est de simplifier des procédures existantes. « Au Liban par exemple, 80 % des utilisateurs se déplacent chaque mois pour recharger leurs cartes de téléphone prépayées. Nous voulons leur offrir la possibilité de régler leur facture via leur mobile », explique Karim el-Khoury, directeur général de ViaMobile. Idem pour les abonnements Internet, les factures d’eau ou d’électricité… bref, tout paiement régulier qui nécessite un déplacement. À lui seul, le business des recharges Alfa et MTC Touch est estimé à 70 millions de dollars par mois : c’est dire le potentiel de développement du paiement mobile pour ces services administratifs.
Autre avantage du m-paiement : il permet de remplacer le cash, dont les gens sont souvent à court lorsqu’ils en ont besoin. « Il existe un réel potentiel pour le paiement mobile dans les services de livraison à domicile et les taxis », estime Ronald Zirka, directeur marketing de la Banque libano-française, qui se penche sur le sujet depuis deux ans.
L’étape ultime du paiement mobile, tel que pensé par les sociétés qui se lancent, est l’établissement d’un réseau de marchands acceptant le paiement par téléphone, condition sine qua non au développement du service. Stations-service, mais aussi supermarchés, restaurants, boutiques… on pourrait tout à fait imaginer que les usagers paient par téléphone portable au lieu de dégainer leur carte de crédit. « Des études ont montré qu’il fallait moins de 25 minutes à quelqu’un pour réaliser qu’il avait oublié son téléphone portable, alors qu’il lui faut entre 6 et 20 heures pour se rendre compte qu’il a oublié son portefeuille », note Danny Abla, PDG de Pin-Pay.

Une régulation contraignante

Mais les ambitions de ces sociétés se heurtent à la régulation très stricte de la Banque du Liban (BDL) : outre la problématique du secret bancaire, qui freine les procédures selon Karim el-Khoury, la BDL n’autorise que les institutions financières, ayant obtenu des licences, à réaliser des paiements au Liban, qu’ils soient par mobile ou non.
Pin-Pay, ViaMobile et Mobikick ont toutes l’intention de demander des licences, mais il n’est pas garanti qu’elles l’obtiennent. La Banque centrale n’a en effet rien prévu sur le paiement mobile et tergiverse sur le sujet depuis un certain temps déjà. « L’objectif est de garantir la sécurité du consommateur, explique Carine Chartouni, du département légal de la Banque du Liban. On ne sait pas où va l’argent stocké dans les portefeuilles électroniques (voir encadré p. 60). » Un expert du secteur avance également l’obligation pour la BDL de contenir le risque de fraude et de blanchiment d’argent. Le paiement mobile, en simplifiant les procédures d’ouverture de comptes électroniques (il suffit d’un numéro de téléphone), diminue en effet le contrôle, essentiel dans la lutte contre le blanchiment, que peuvent exercer les institutions financières sur leurs clients.
En attendant d’obtenir – ou non – une licence, les sociétés de m-paiement libanaises ont conclu des accords avec des institutions financières pour vendre leurs services : le Loto d’un côté et les banques de l’autre.

Le Loto, une expérience pionnière

L’expérience du Loto est plutôt concluante : quelque 1,5 million de grilles ont été achetées via SMS depuis le lancement du service fin 2010, soit entre 15 000 et 20 000 grilles à chaque tirage. « Il s’agit d’un canal additionnel de distribution de notre produit », explique Georges al-Gharib, vice-président de la Libanaise des Jeux.
Le démarrage n’a pourtant pas été simple : « Il a fallu obtenir l’accord du ministère des Télécoms, d’Alfa, de MTC Touch et du ministère des Finances (dont dépend le Loto, NDLR) », raconte Moussa Azar, managing partner de Mobikick. Et le prix du service, soit 70 cents (environ 1 000 livres, le coût du SMS Premium envoyé au 1020), aurait pu en décourager plus d’un, car c’est quasiment la moitié du prix de la grille (2 000 livres). Mais cet inconvénient a été compensé en partie par la simplicité et le côté pratique du produit : tous les joueurs sont informés par SMS des numéros gagnants le jour du tirage. En cas de gain inférieur à 8 000 livres, la somme est soit rajoutée sur la carte prépayée de téléphone, soit déduite de la facture mensuelle de la ligne postpayée. Si le gain est supérieur à 8 000 livres, la personne peut retirer le cash dans les cinquante points de vente principaux de la Libanaise des Jeux (sur les 1 200 au total).

Les banques, à la recherche de leur modèle

L’expérience du paiement mobile via les banques est encore trop récente pour en tirer des conclusions : Bank Audi et BLOM ont lancé leur service fin 2011, et Fransabank devrait le lancer dans ses 140 agences courant 2012, afin de « compléter (sa) panoplie de produits électroniques », explique Wissam Ali Hassan, en charge du département de e-banking à la banque.
Mais d’ores et déjà, des limites à leur offre sont à prévoir : au-delà des services de recharge de téléphone mobile et d’abonnement Internet, au réel potentiel, les banques lancent toutes leurs offres avec des services de P2P, c’est-à-dire des transactions entre particuliers : pour rembourser un ami par exemple, un détenteur de compte Pin-Pay à la Bank Audi peut lui transférer de l’argent via SMS ; à condition que l’ami en question détienne également un compte Pin-Pay à la Bank Audi ! L’offre de Fransabank avec ViaMobile sera similaire. Quant à la BLOM, son produit requiert de la personne qui reçoit l’argent via SMS de se déplacer jusqu’au ATM BLOM le plus proche pour pouvoir le retirer.
Le problème, c’est que toutes ces transactions ne génèrent pas un volume suffisant pour être rentables. « Le Crédit agricole en France a lancé un service de paiement en ligne et de P2P, mais cela reste insuffisant pour générer l’appétence du consommateur, témoigne Marwan Farah, senior manager responsable de l’offre paiement dans le cabinet de conseil Kurt Salmon. Et puis surtout, pour pouvoir offrir ce type de moyens de paiement, la banque doit s’adresser au-delà de sa clientèle, et notamment aux personnes non bancarisées chez elle. » Les banques affirment qu’elles négocient avec leurs consœurs pour étendre la portée de leurs services, mais la collaboration est lente à se mettre en place.
« La loi interdit de faire transiter de l’argent interbancaire sans passer par la Banque du Liban (BDL), qui pour le moment n’a rien prévu pour le paiement mobile », explique Ronald Zirka, qui se penche sur le sujet depuis deux ans.
Par ailleurs, le prix du service et sa portée risquent d’être limités par l’inexistence de la loi sur la signature électronique. « Si jamais un utilisateur conteste une opération réalisée par mobile, la Banque centrale lui donnera raison puisqu’il n’a rien signé. Ce qui renchérit le service et qui limite les transactions », explique Antoni Lorfing de la société ib consulting. On ne connaît pas encore le prix des services de la Fransanbank et ceux de Bank Audi sont gratuits durant la période de lancement, mais limités à 250 dollars par transaction.

Un outil au potentiel encore sous-estimé

Contrairement aux sociétés de paiement mobile, les banques libanaises ne font pas des marchands une priorité pour le développement du m-paiement. « L’objectif est d’abord de développer le système de paiement par carte », estime Élias Aractingi, à la tête du retail à la Blom Bank. Près de 1,8 million de cartes de paiement sont en circulation au Liban, selon les dernières statistiques de la BDL. Ronald Zirka concorde : « Dans les supermarchés, seules 17 % à 20 % des transactions sont réalisées par cartes. » Pourtant, « pour fonctionner, le paiement mobile doit être accepté par un vaste réseau de marchands », martèle Marwan Farah.
Autre marché potentiel auquel les banques libanaises ne s’intéressent pas pour le moment, mais qui est dans le collimateur des sociétés de paiement : les personnes non bancarisées, qui représentent selon les estimations du secteur près de la moitié de la population libanaise. « Il s’agit de personnes vivant dans des régions lointaines, au faible pouvoir d’achat », avance Élias Aractingi. Ou alors « de personnes âgées qui sont plus sécurisées par du cash », ajoute Zirka. Pourtant, l’introduction du paiement mobile au Kenya a permis de faire passer le taux de bancarisation de 5 à 25 %, selon Karim el-Khoury. Moussa Azar affirme être prêt : « Nous avons déjà mis en place un portefeuille électronique pour le Loto. Le jour où la Banque centrale décidera de nous accorder une licence, nous pourrons étendre nos services. »
Quant aux clients déjà bancarisés, les banques libanaises ne voient pas pour le moment le potentiel des services annexes qu’elles pourraient offrir. Pourtant, « les smartphones sont un nouvel outil pour vendre des services à valeur ajoutée, explique Marwan Farah ; avant sur la carte bancaire, on ne pouvait pas mettre grand-chose. Maintenant, les téléphones ont une caméra, qui permet de scanner les codes QR*, le GPS qui permet de les géolocaliser, la 3G pour avoir une connexion rapide et les magasins en ligne (type Appstore). Le paiement mobile n’est plus qu’un des aspects de l’offre de la banque ». Les clients peuvent recevoir en temps réel les promotions des marchands situés dans leur entourage, cumuler des points de fidélité, gérer leurs compte… le tout de leur mobile (voir encadré sur le paiement de demain p. 69). Selon les dernières statistiques du ministère des Télécoms, environ un million de Libanais étaient équipés d’un smartphone en octobre 2011 (sur une base client de 3,3 millions). Le potentiel est là, il ne reste plus qu’à lever les freins.

(*) Code QR (QR pour Quick Response) : c’est un type de code-barres dont le contenu peut être décodé rapidement par un smartphone et qui permet entre autres de mettre l’adresse d’un site Internet en marque-page, d’effectuer directement un paiement, de déclencher un appel, etc.

Pourquoi les opérateurs de télécom ne font pas de paiement mobile au Liban

Dans les pays en développement, le paiement mobile a souvent décollé grâce aux opérateurs télécoms qui ont compensé une infrastructure bancaire déficiente et pallié à la faible bancarisation de la population. Au Liban, les opérateurs de téléphonie mobile Alfa et MTC ont un avantage considérable par rapport aux banques : leur base de clientèle de 3,3 millions de personnes (selon les chiffres d’octobre 2011), soit un taux de pénétration du marché libanais de 82 %, bien supérieur à celui des banques, estimé entre 50 et 60 % (la Banque centrale ne fournit pas de chiffre officiel). Pourtant, ils ne se lanceront pas sur le marché du m-paiement dans un futur proche : outre le fait que les réseaux appartiennent à l’État, qui a d’autres priorités pour le moment, la Banque centrale interdit à tout autre organisme que les institutions financières, qui ont obtenu des licences, d’effectuer du paiement au Liban.
« Si jamais le ministère des Télécoms décidait de proposer du paiement mobile via les réseaux cellulaires, la nature du service devrait faire l’objet d’un débat préalable : est-ce une extension du service public ? A-t-on besoin d’une loi spécifique ? Etc. », explique Mahmoud Haïdar, conseiller du ministre. Par ailleurs, même si l’État se décidait à faire les démarches nécessaires dans cette direction, il lui faudra d’abord lever un brevet déposé par deux sociétés concurrentes sur le paiement mobile. Ce brevet a été enregistré à titre provisoire auprès du ministère du Commerce il y a quelques années, et « il revient à la Cour compétente, si ce droit est contesté, de trancher », explique Mahmoud Haïdar. L’existence de ce brevet, qui sera difficile à soutenir devant une Cour car les qualifications techniques et l’idée ne sont pas suffisamment exclusives, n’a pas empêché d’autres sociétés privées de se lancer. 
 
Pourquoi le paiement sans contact ne se développe pas au Liban

Le paiement sans contact via la technologie NFC (Near Field Communication) est en passe de devenir la norme en termes de paiement mobile dans les pays développés. Elle permet à l’utilisateur de payer en passant son téléphone, équipé d’une puce NFC, devant un terminal spécial. « C’est pratique pour les services rapides, lorsque les gens sont pressés (comme le métro par exemple). Le Liban n’est pas encore dans ce cas-là », estime Danny Abla, PDG de Pin-Pay. Les puces NFC sont en train de remplacer les cartes bancaires dans le monde, or au Liban, même si le nombre de cartes bancaires en circulation est relativement élevé (1,8 million selon les dernières statistiques de la BDL), leur usage en est encore à ses premiers stades de développement. Ronald Zirka, directeur marketing de la Banque libano-française, ajoute que pour que la technologie NFC fonctionne au Liban, il faut que les banques se mettent d’accord entre elles sur la technologie et que la BDL approuve un système de compensation commun. Ce qui n’est pas gagné d’avance.
Le portefeuille électronique

Le portefeuille électronique est l’un des moyens les plus courants de faire du paiement mobile. Le client ouvre, auprès d’une société de paiement mobile, un compte électronique, qu’il alimente à l’avance via son compte bancaire ou via du cash. Ce compte virtuel est lié à son numéro de téléphone, unique dans le monde. Lorsqu’il veut effectuer un paiement, le client accède à son portefeuille électronique à partir de son mobile, en donnant son mot de passe. Le téléphone remplace intégralement la carte de paiement ou le cash. Dans le monde, explique Antoni Lorfing, de la société ib consulting, ces comptes virtuels sont généralement contrôlés par la Banque centrale, ce qui permet à des institutions non bancaires comme les opérateurs de télécom de faire du paiement mobile. Dans le cas du Liban, la régulation très stricte de la Banque centrale implique qu’une banque fait souvent office d’interface entre le client et la société de paiement mobile : c’est le cas pour Pin-Pay avec la Bank Audi, et pour ViaMobile avec la Fransabank.

 


 

dans ce Dossier