Alors que la réforme du secteur se faisait attendre depuis plus de deux décennies, le nouveau plan de l’électricité a été adopté en un temps record. Le gouvernement a désormais carte blanche pour attribuer des contrats de centaines de millions de dollars.

La feuille de route du secteur de l’électricité de la nouvelle ministre de l’Énergie, qui tient en à peine 25 pages, est un peu sommaire au regard de son importance pour l’économie et les finances publiques, surtout dans le contexte de crise actuel. Mais comme son prédécesseur, Nada Boustani affirme que le document n’est qu’une actualisation du plan élaboré en 2010 par Gebran Bassil, et adopté en Conseil des ministres. Il faut dire que la situation du secteur n’a pas beaucoup changé depuis. L’état des lieux dressé par le ministère est quasiment le même, voire pire sur certains volets, qu’il y a neuf ans. L’EDL est toujours aussi déficitaire (1,8 milliard de dollars en 2018 et plus de 30 milliards de pertes cumulées sur les vingt-cinq dernières années), le courant rationné et les tarifs inchangés depuis 1994.

Alors que le plan de Bassil prévoyait de doubler la capacité de production à 4 000 MW en 2014, la capacité installée plafonne à 2 334 MW, pour une demande de 3 562 MW. Quant à la part de la production non payée (à cause des pertes techniques, des branchements illégaux et des arriérés de paiement), elle est passée de 40 à 42,5 %. Dans ce contexte, les trois piliers de la réforme sont les mêmes : augmentation de la capacité de production accompagnée d’une hausse des tarifs ; baisse des coûts de production grâce à la réhabilitation des centrales existantes et le passage au gaz naturel ; et enfin amélioration de la collecte et réduction des pertes. Au niveau de la distribution, malgré des résultats peu probants, Nada Boustani continue de miser sur les prestataires de service privés et compte sur les forces de l’ordre pour faire appliquer la loi, dans un pays où même l’interdiction de fumer dans les lieux publics n’est pas respectée. Au niveau de la production, en revanche, des amendements importants ont été introduits au plan initial, sans explications ni justifications. Le Commerce du Levant a tenté d’obtenir des clarifications auprès de la ministre ou l’un de ses représentants, sans succès.

Le contrat de Deir Ammar 2

Parmi les changements majeurs par rapport au plan de Gebran Bassil, l’abandon du financement public de nouvelles centrales. En 2011, l’actuel ministre des Affaires étrangères avait obtenu du Parlement une enveloppe de 1 282 milliards de livres sur quatre ans pour financer différents projets, dont l’installation de petites unités à Zouk et Jiyé et la construction d’une nouvelle centrale à Deir Ammar. Le secteur privé, lui, ne devait intervenir que dans un second temps, pour de nouvelles centrales à Zahrani et Selaata. Dans la réalité, seuls les projets de Zouk et Jiyé ont été réalisés. Après un premier appel d’offres avorté, la construction de Deir Ammar 2 – censée générer 550 MW – a été attribuée à la compagnie chypriote JP and Avax en 2013, pour 502 millions de dollars. Mais l’exécution du contrat a été suspendue, sur fond de tiraillement entre le ministre de l’Énergie et celui des Finances sur l’applicabilité ou non de la TVA sur le contrat (50 millions de dollars), poussant la compagnie à lancer une procédure d’arbitrage international. En octobre 2016, les ministres de l’Énergie et des Finances ont été chargés de négocier une reprise des travaux. Les pourparlers semblent toutefois avoir pris une autre tournure, puisqu’en mai 2018, le Conseil des ministres, alors démissionnaire, approuve la transformation du contrat de construction en un contrat incluant le financement, la construction et la gestion du type BOT (built-operate-transfert), sans plus de détail.

En avril 2019, le coup d’envoi de la construction de la centrale de Deir Ammar 2, avec une capacité de production révisée à 350 MW, est présentée comme la première mesure du plan, sans que la teneur ou les résultats des négociations n’aient jamais été rendus publics. En 2021, date prévue de sa mise en service, la centrale deviendra le premier producteur d’électricité privé au Liban (en anglais IPP – Independant Power Producer) et sa production sera vendue à l’EDL dans le cadre d’un contrat d’achat d’énergie de long terme dit PPA (Power Purchasing Agreement). Ce contrat détermine le prix de vente, qui aurait dû normalement faire l’objet d’un appel d’offres et qui n’a pas été rendu public

Si la volonté du gouvernement de ne plus financer lui-même la centrale peut s’expliquer par l’impératif de baisse des dépenses publiques, l’attribution d’un contrat de cette importance, de gré à gré, ne peut que soulever des questions. D’autant que, selon une source informée, le projet a été repris par un consortium d’hommes d’affaires libanais proches du pouvoir. Une information que Le Commerce du Levant n’a pas été en mesure de vérifier.

Ce premier contrat marque en tout cas le coup d’envoi d’une libéralisation de la production électrique sans garde-fous.

Des procédures d’exception

La libéralisation du secteur est prévue dans la loi 462 de 2002, qui prévoit aussi la création d’une Autorité de régulation chargée de définir les procédures d’adjudications, d’organiser les appels d’offres et d’attribuer les contrats. Cette autorité n’a toutefois jamais vu le jour, de crainte qu’elle n’empiète sur les prérogatives du ministre. Dénonçant des “incohérences” dans la loi, le plan de Gebran Bassil proposait d’amender le texte.

Au lieu de s’atteler à ce chantier, Nada Boustani a eu recours à une autre loi, votée une première fois en 2014, puis prolongée en 2016. Ce texte de quelques lignes autorise pendant deux ans le Conseil des ministres à octroyer des permis de production, en attendant la création d’une Autorité de régulation. L’exécutif a obtenu au Parlement la reconduction de cette disposition durant trois ans, doublée cette fois d’un deuxième article, qui confie au ministère de l’Énergie le soin de rédiger les cahiers des charges et définir « les conditions administratives, techniques et financières » sur la base desquelles seront octroyés des contrats BOT. Il précise également que ces adjudications ne seront pas assujetties aux provisions de la loi de la comptabilité publique ni à celles d’aucun autre texte relatif à l’attribution de marchés publics.

L’exécutif va ainsi court-circuiter toutes les procédures en place. Il passe aussi outre la loi 48 votée en 2017, qui régit en principe toutes les adjudications impliquant un partenariat public-privé, dont le BOT, et les confie au Haut Conseil de la privatisation et du partenariat. Le gouvernement a décidé de faire « une exception à cette loi », selon les termes du Premier ministre, en raison de « l’urgence d’augmenter rapidement la production d’électricité pour pouvoir réduire les transferts à EDL et baisser ainsi le déficit public ». Au nom de cette “urgence”, qui remonte quand même à plusieurs années, le Conseil des ministres pourra attribuer des contrats « en moins de six mois, contre au moins un an et demi dans le cadre de la loi sur les PPP », s’est félicité Saad Hariri devant le Parlement. Pour sa part, Nada Boustani a souligné que les cahiers des charges seront soumis à la Direction des adjudications (DDA), sans préciser si le rôle de cette dernière est décisionnaire ou consultatif.

Des appels d’offres combinés

Autre différence par rapport au plan initial, le recours massif aux solutions temporaires. Gebran Bassil avait été le premier à proposer la location de barges, pour une capacité initiale de 270 MW. Un contrat avait ainsi été conclu avec la société turque Karadeniz Powership en 2013 pour trois ans, à 390 millions de dollars, soit environ 130 millions de dollars par an, sans compter le prix du combustible pris en charge par l’État.

En 2017, César Abi Khalil a, quant à lui, proposé de louer une capacité de 800 à 1 000 MW sur quatre ans. Mais le coût de la mesure, estimé à environ 850 millions de dollars par an, dont 377,2 millions de dollars de frais de location (sans le combustible), soit 1,886 milliard de dollars sur la durée totale du contrat, avait suscité une levée de boucliers. Les critiques de la Direction des adjudications sur le cahier des charges, qui selon elle privilégiait Karadeniz Powership, ont fini par enterrer le projet.

En 2019, Nada Boustani récidive et préconise des solutions temporaires pour une capacité record de 1 450 MW, sans expliquer comment ces besoins ont été estimés, ni justifier financièrement cette option. L’objectif affiché du gouvernement est de fournir du courant le plus vite possible pour augmenter les tarifs. Mais l’urgence a un prix, très élevé en général, d’autant que ces centrales temporaires nécessiteront aussi des lignes haute tension provisoires.

Le coût de ces solutions sera toutefois difficile à évaluer puisqu’elles seront combinées avec les solutions permanentes. Les entreprises devront en effet faire une offre pour environ 700 MW provisoires (répartis entre Zahrani, Bint Jbeil et Jeb Jennine) et une centrale permanente de 550 à 600 MW à Zahrani ; ou une offre pour 750 MW temporaires (à Deir Ammar, Jiyé et Zouk) et une centrale de 600 MW à Selaata. Dans les deux cas, elles devront proposer un prix unifié sur toute la durée du contrat, ce qui masquera le coût des solutions temporaires, mais engagera l’EDL à un certain prix sur une très longue période.

À l’époque où le gouvernement avait envisagé des PPP pour seulement des centrales permanentes à Selaata et Zahrani, la SFI, du groupe Banque mondiale, avait proposé ses services au ministère en tant que “transactionnal advisor”. Il n’est pas clair à ce stade si l’institution sera impliquée dans les nouveaux appels d’offres.