La construction d’une nouvelle centrale électrique à Deir Ammar, dont l’achèvement était initialement prévu pour novembre 2015, est bloquée depuis dix mois au risque de compromettre l’un des piliers de la réforme du secteur de l’énergie par une augmentation de la capacité de production du pays. La centrale est censée assurer la production de 538 MW, soit en moyenne 5,6 heures d’alimentation supplémentaire en courant. La compagnie chypriote J&P Avax, chargée en avril 2013 de l’exécution des travaux, n’a toujours pas repris son œuvre, après avoir suspendu sa mission en avril dernier, à défaut d’avoir été payée par l’État. Outre l’impact sur les plans énergétique et économique, cette suspension a aussi un impact financier. Dans une lettre envoyée par la compagnie, celle-ci estimait en décembre dernier à 146 millions de dollars les indemnités, sans en expliquer les motifs, selon le ministère de l’Énergie, qui en conteste la valeur et l’absence de modalités objectives de calcul. La construction de cette nouvelle centrale s’inscrit dans un objectif plus large qui comprend aussi des travaux de modernisation des centrales de Jiyé et de Zouk dont le calendrier s’est également avéré cahotique. L’objectif de ce plan approuvé en 2010 était de rétablir le courant 24 heures sur 24 à l’horizon 2015 en augmentant la production électrique de plus de 800 MW.

Malgré l’importance stratégique du projet de Deir Ammar, la façon dont il a été géré s’ajoutera sans doute à la liste des cas d’école de mauvaise gérance publique au Liban. Après un premier appel d’offres lancé en mars 2012, soit il y a presque trois ans, la construction de la nouvelle centrale n’a toujours pas démarré sur le terrain. L’adjudication avait été remportée par le consortium Abener-Butec, puis annulée en décembre de la même année, en raison d’un dépassement du budget. L’offre présentée par le vainqueur hispano-libanais portait sur 662 millions de dollars, contre un budget fixé par l’État à 502 millions. Les raisons exactes de l’annulation des résultats de l’appel d’offres restent obscures. La compagnie lésée a eu recours au Conseil d’État pour tenter d’invalider la décision du Conseil des ministres. « L’affaire n’a finalement pas abouti, mais la leçon à tirer est que les affaires publiques sont très mal gérées au Liban », déplore Ziad Younès, directeur général du groupe Butec.  Un deuxième appel d’offres a été lancé en février 2013 et J&P Avax a été sélectionnée parmi quatre finalistes. Le projet a débuté quelque temps après la signature du contrat, d’une valeur de 360 millions d’euros, le temps, entre autres, de réaliser le dépôt d’une garantie bancaire équivalent à 10 % de la valeur du contrat. Autre raison du retard au démarrage : le site appartenant au ministère de l’Énergie dédié à la construction de la nouvelle centrale, qui servait jusque-là de base militaire, était toujours occupé par l’armée libanaise au moment de la signature du contrat. « Nous avions notifié le commandement de la troupe en avril 2013. Mais les soldats étaient toujours là six mois plus tard, en raison des problèmes sécuritaires qui secouaient la ville de Tripoli », précise Karim Osseiran.

Pendant ce temps, la société chypriote a lancé les travaux d’ingénierie pour l’élaboration d’une partie des plans de conception de la nouvelle centrale en vertu de son contrat de type EPC (Engeneering, Procurement, Construction). Celui-ci prévoit une prise en charge totale du projet qui va de l’étape de conception à celle de construction.

En revanche, l’accès au site étant impossible, l’investigation géotechnique nécessaire à l’évaluation du sol (composition, etc.) et à la finalisation des plans propres aux fondations civiles n’a pu avoir lieu. « En somme, le quart des travaux d’ingénierie prévus a pu être réalisé », précise Karim Osseiran. Les achats d’équipements ont aussi été lancés. En juillet 2013, les turbines et les alternateurs ont été commandés auprès de General Electric (GE), puis fabriqués et testés techniquement à Belfort en France, entre décembre 2013 et avril 2014. L’acquisition des trois turbines a coûté, à elle seule, quelque 72 millions d’euros à la compagnie chypriote, selon une source anonyme proche du dossier.

C’est à ce stade que les travaux se sont toutefois arrêtés, deux jours seulement après que l’armée libère le terrain en avril 2014... En cause : la première facture soumise par J&P Avax en novembre 2013, d’une valeur de 35 millions d’euros, n’avait toujours pas été honorée, tandis qu’une autre facture de 75 millions d’euros était émise.

TVA : un enjeu de 50 millions de dollars

Le premier document comptable d’une trentaine de millions d’euros devait être validé par le consultant suisse AF Consult (qui supervise l’ensemble du projet pour le compte de l’État libanais) avant d’être transféré au ministère de l’Énergie (où la facture est examinée par un comité technique, un comité de réception puis signée par le directeur général et le ministre) puis renvoyé au ministère des Finances, pour le règlement. 

Approuvée par AF Consult, la facture est restée bloquée au ministère de l’Énergie, en raison d’un problème qui serait lié à la TVA, de 10 %, sur le contrat de 360 millions d’euros, dont la société chypriote est censée s’acquitter à défaut d’exemption légale.
« Les projets financés par des bailleurs internationaux ou régionaux sont généralement exemptés de toute taxe en vertu d’une loi votée au Parlement (…) Or lorsque le projet a été attribué à la compagnie chypriote, aucun financement externe n’avait encore été assuré. Il n’a donc pas été soumis aux parlementaires et l’exemption fiscale n’a techniquement pas eu lieu », explique Karim Osseiran.

Selon lui, il incombait au ministère des Finances ainsi qu’au Conseil des ministres de trouver les fonds, « conformément à la loi 181, selon laquelle le ministère de l’Énergie se charge uniquement de l’aspect technique du dossier et du lancement des appels d’offres pendant que le Conseil des ministres et le ministère de l’Énergie tentent d’assurer les financements nécessaires ».

Résultat : le projet de Deir Ammar n’a toujours pas de bailleur à ce jour, tandis que le département financier du ministère de l’Énergie bloque le processus de paiement, invoquant les dispositions de la loi sur la TVA. Contacté par Le Commerce du Levant, le ministère des Finances s’est refusé à tout commentaire.

Depuis avril, des pourparlers ont eu lieu entre les représentants des deux ministères ainsi qu’en Conseil des ministres, mais ils n’ont rien donné. « Même si le département financier du ministère de l’Énergie décide de valider le certificat de paiement, faisant fi de la loi, celui-ci sera de nouveau bloqué au ministère des Finances pour les mêmes raisons », estime Karim Osseiran. Selon lui, la seule solution consiste à trouver les fonds nécessaires au projet. « Des équipes ont été mobilisées, tandis que les turbines achetées l’an dernier ont dû être stockées et préservées. Tout cela a un coût », dit-il. Les turbines ont été délocalisées récemment et pourraient être vendues à un autre client, précise une source ayant requis l’anonymat, tandis que J&P Avax a envoyé une lettre en décembre dernier, mettant en garde contre une poursuite de l’État libanais devant le centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi).

La société n’a toutefois pas opté pour une résiliation permanente des travaux, ce qui laisse espérer une reprise, même si celle-ci « se fera avec de nouvelles conditions et une révision des prix », assure la même source. 

« Si les travaux reprennent en juin prochain, dans le meilleur des cas, ils ne seront pas achevés avant juin 2017 », précise de son côté Karim Osseiran. Selon lui, les pertes accumulées à ce jour pour le Trésor sont supérieures au montant de la TVA réclamé par l’État.

Du retard également à Jiyé et Zouk

L’installation de générateurs diesel (Reciprocating Engines) destinée à augmenter provisoirement la production des centrales de Jiyé et de Zouk le temps qu’elles soient réhabilitées a subi de nombreux retards alors que le projet a été lancé en février 2013.
En décembre 2013, les travaux ont été suspendus une première fois dans les deux sites pendant un mois en raison d’un défaut de paiement dû au retard dans la signature de l’accord de financement de 279 millions d’euros entre l’État et l’Export Bank of Danmark via la HSBC Bank.
Trois mois plus tard, une nouvelle interruption a eu lieu, mais celle-ci a duré huit mois cette fois, du 15 mars au 19 décembre dernier. La raison évoquée est également liée à un problème de paiement. Le ministre des Finances aurait refusé d’honorer ses engagements, « alors que l’ensemble du montant dédié au projet était placé dans un compte spécial (Escrow Account) », explique le conseiller du ministre de l’Énergie, Karim Osseiran.
Si les travaux ont finalement repris fin 2014, l’installation des générateurs, qui devraient augmenter la capacité de production de 272 MW, ne sera pas terminée avant la fin de l’année. Les délais initiaux étaient pourtant fixés à août 2014 pour Jiyé et novembre 2014 pour Zouk.
En outre, sur le plan financier, chaque jour d’arrêt aura coûté l’équivalent de 250 000 euros à l’État, au titre des indemnités. La société chargée du projet, BWSC, a récemment envoyé un document officiel dans lequel elle réclame en effet 74 millions d’euros pour Zouk et 39 millions pour Jiyé, au titre de 420 jours de délais dans les travaux, selon ses comptes (dont 300 jours d’arrêt et 120 jours de mobilisation et de démobilisation des ressources). Ce document doit encore être validé par le consultant AF Consult. Plus inquiétant encore, la réhabilitation des deux centrales pour qu’elles retrouvent leur capacité optimale de production – de 934 MW contre près de la moitié produite aujourd’hui – n’a toujours pas démarré, alors que les travaux doivent durer trois ans.
Un appel d’offres a été lancé par le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) en mars 2012, mais son résultat figure depuis octobre 2014 à l’ordre du jour du Conseil des ministres pour approbation. Ce dernier tergiverserait pour des raisons essentiellement financières. « En raison de la vétusté des installations, les offres reçues pour Jiyé coûtent très cher. Elles sont proches du coût de construction d’une nouvelle centrale de même capacité, soit 327 MW. Pour Zouk, les offres reçues dépassent le budget prévu par l’État », précise le conseiller du ministre.