Contrairement à l’accord de libre-échange arabe, qui a dopé les exportations libanaises, l’accord conclu en 2006 avec l’Union européenne a eu un impact négatif sur le Liban, affirme le rapport McKinsey. Un avis partagé par Frédéric Farah, chercheur affilié au laboratoire Phare de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Frédéric Farah est professeur de sciences économiques et sociales et chercheur affilié au laboratoire Phare de la Sorbonne (Paris I). Il est l'auteur d'“Europe la grande liquidation démocratique” et coauteur avec Thomas Porcher de “Tafta : l'accord du plus fort” et “Introduction inquiète à la Macron-économie”.
Frédéric Farah est professeur de sciences économiques et sociales et chercheur affilié au laboratoire Phare de la Sorbonne (Paris I). Il est l'auteur d'“Europe la grande liquidation démocratique” et coauteur avec Thomas Porcher de “Tafta : l'accord du plus fort” et “Introduction inquiète à la Macron-économie”. Ella Micheletti

Quels sont les enjeux de l’accord de libre-échange entre le Liban et l’Union européenne ?

Cet accord s’inscrit dans une histoire qui a déjà plus de 40 ans, puisqu’elle remonte à 1977, date du premier accord de coopération entre le Liban et la Communauté économique européenne.

L’Union européenne est aujourd’hui le plus important partenaire commercial du Liban et représente environ un tiers de son commerce. Depuis 2006, les relations entre les deux parties sont régies par l'accord d'association, qui a progressivement libéralisé le commerce des produits, et mis en place une zone de libre-échange. Les produits industriels libanais et la plupart des produits agricoles bénéficient en théorie d’un libre accès au marché européen, et réciproquement.

Comme le souligne le site de la Commission européenne, cet accord devait par ailleurs renforcer « la position du Liban dans ses négociations pour adhérer à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), un objectif fermement soutenu par l’UE ». Mais ces négociations n’ont toujours pas abouti.

Quelles ont été les conséquences de l’instauration progressive d’une zone de libre-échange entre le Liban et les pays de l’UE ?

L’accord s’est traduit par la suppression des droits de douane et autres taxes entre 2008 et 2015. Or, très vite, un déséquilibre commercial est apparu en défaveur du Liban. En 2015, le déficit commercial a augmenté de 133% pour atteindre 7,2 milliards d’euros et n’a eu de cesse de se dégrader. Selon le Fonds monétaire international (FMI), la balance des transactions courantes du Liban devrait accuser un déficit de 15 milliards de dollars en 2019.

En signant cet accord, le Liban a exposé son tissu économique et ses emplois à un choc de concurrence sans précédent. Pour un tel pays, dont les spécialisations restent modestes, face à un poids lourd économique comme l’UE, la première puissance commerciale du monde, le jeu est déséquilibré. La balance des paiements se creusant, l’endettement extérieur du Liban a progressé de manière significative. Or, pour jouer le libre-échange des conditions s’imposent et l’État doit jouer un rôle-clé pour subventionner ou développer des avantages comparatifs à même de supporter la concurrence.

Dans quelle mesure la suspension des droits de douane et autres taxes a-t-elle été bénéfique pour les importateurs européens ?

Pour les Européens, et particulièrement les industries européennes, ce sont des parts de marché supplémentaires. Les exportations européennes ont augmenté de plus de 20%, et le Liban a consenti à abaisser ses protections sur le secteur agricole, autrefois protégé par des taxes plus importantes.

Quelles ont été les difficultés rencontrées pour les exportateurs libanais, notamment en matière de respect des normes ?

Des difficultés majeures, tant le cahier normatif n’est pas le même. Comme le souligne fréquemment l’OMC, les normes sont aussi un instrument de protectionnisme, car elles permettent de protéger efficacement un marché.

Pour les exportateurs libanais, le respect des normes européennes représente un coût supplémentaire d’ajustement. Des aides auraient dû être octroyées au secteur privé pour lui permettre d’être à la hauteur des défis européens.

Le Liban a mis en place une nouvelle taxe temporaire (jusqu’en 2022) de 2 % sur les importations et augmenté les tarifs douaniers sur une vingtaine de produits. Quelles sont les motivations derrière ces mesures ?

Les motivations sont nombreuses : essayer d’enrayer la détérioration de la balance des paiements, éviter de creuser un endettement extérieur de plus en plus préoccupant, protéger certains secteurs et doper les recettes fiscales de l’État.

Sont-elles suffisantes pour rééquilibrer la balance des paiements?

Non, il ne s’agit que de mesures transitoires, mais nécessaires. Pour rééquilibrer la balance commerciale il faut des mesures plus importantes : repenser les spécialisations du Liban et construire des filières compétitives. L’État doit jouer un rôle de stratège ou d’orientation, mais pour cela, il faut qu’il dispose des ressources nécessaires. Or ce n’est pas le cas. Au départ, 35% des recettes de la nouvelle taxe devaient servir à soutenir l’industrie. Mais l’idée a été abandonnée en cours de route.

D’un point de vue du commerce international, cette forme de protectionnisme est-elle légale ?

Oui, elle le peut dans la mesure où elle est transitoire. L’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce(GATT) et l’OMC autorisent ce type de mesure. Les accords d’association ou de libre-échange autorisent aussi des dérogations lorsque la situation de la balance des paiements présente une dégradation régulière de plusieurs mois.

Le Liban doit-il craindre une détérioration de ses relations avec l’UE alors que celle-ci a promis de débourser 3,3 milliards de dollars de prêts et 769 millions de dons dans le cadre de la CEDRE ?

Le Liban pourrait être tenté d’assouplir sa position pour ne pas entrer en conflit avec ses bailleurs, mais ces derniers n’ont pas intérêt non plus à voir le Liban davantage déstabilisé, alors qu’il accueille sur son sol plus d’un million et demi de réfugiés syriens, même si ceux-ci n’ont pas forcément l’Europe comme ligne d’horizon. Ils vont demeurer sur le sol libanais ou peut-être un jour rentreront en Syrie, mais ce n’est pas pour demain. La question des réfugiés est extrêmement complexe tant elle affecte les équilibres et déséquilibres de la société libanaise. L’Union européenne et la communauté internationale ont apporté, finalement, un soutien insuffisant au Liban dans cette affaire.

En échange des aides promises, les bailleurs de fonds exigent du Liban des mesures d’austérité, que l’on retrouve dans le nouveau budget. Jusqu’où le parallèle avec le cas grec est-il pertinent ?

Le Liban est le troisième pays le plus endetté au monde après le Japon et la Grèce, puisque sa dette atteint plus de 150% de son PIB. Selon la Coface (compagnie française d’assurances spécialisée dans l’assurance-crédit à l’exportation), elle devrait atteindre 152% en 2019.

La conférence CEDRE a dessiné quelque chose comme un mémorandum équivalent au cocktail grec : restrictions budgétaires, limite de l’embauche publique. On le voit dans le cas libanais : les militaires à la retraite et le monde enseignant sont en première ligne. La même logique gouverne : créer un climat qui rassurerait les investisseurs. Mais vouloir faire de l’austérité pour espérer des investissements internationaux me semble être une contradiction dans les termes, surtout pour un pays qui fait face à des défis démographiques et sécuritaires de vastes ampleurs. Le cas grec est d’ailleurs riche d’enseignements : aujourd’hui, sa dette a progressé car le revenu national s’est réduit.