Un article du Dossier

L’économie syrienne est durement affectée

Le divorce économique est consommé entre la Turquie et la Syrie, cinq ans après la signature d’un accord de libre-échange entre les deux voisins : aux sanctions d’Ankara, Damas a répliqué par la menace d’un blocage du transit de marchandises.

L’annonce quasi simultanée début décembre de sanctions contre le gouvernement syrien par Ankara et de la suspension par Damas de l’accord de libre-échange liant les deux pays marque la fin d’une lune de miel de près d’une décennie entre les deux rivaux historiques.
L’accord d’Adana signé en 1998 qui a mis fin au soutien par le gouvernement syrien aux rebelles indépendantistes kurdes du PKK clôturait de longues années de tensions entre la Turquie et la Syrie, et le début d’une nouvelle ère marquée par le renforcement des liens politiques et économiques, accélérée après l’arrivée au pouvoir des islamistes turcs de l’AKP (Parti de la justice et du développement).
Début 2007, l’instauration d’une zone de libre-échange couronnait ces efforts permettant une explosion du commerce bilatéral à 2,3 milliards de dollars en 2010, soit trois fois le niveau de 2006.

Des échanges déséquilibrés

Largement en faveur du grand voisin turc, la libéralisation du commerce entre les deux pays a inondé le marché syrien de toutes sortes de produits de consommation turcs, ce qui n’a pas été sans conséquence pour les industriels syriens : beaucoup de secteurs ont vu leur chiffre d’affaires et leurs marges fondre. Mais la volonté des autorités de Damas de positionner leur pays comme une plaque tournante commerciale, logistique et de transport pour toute la région a été un stimulant bien plus puissant que les conséquences de l’accord de libre-échange parfois dévastatrices sur l’emploi et les investissements.
Contrairement à leurs homologues du Nord, les industriels syriens ont peu profité de l’ouverture du marché turc à leurs biens. Trop peu compétitifs en termes de prix et de qualité, les produits syriens n’ont pas fait le poids.
L’effet de l’accord de libre-échange sur les investissements n’a pas été plus bénéfique. Damas espérait attirer les investisseurs turcs qui auraient pu se servir de la Syrie comme d’une plate-forme pour réexporter leurs produits non seulement vers leur pays d’origine mais aussi vers tout le monde arabe – grâce à la Zone arabe de libre-échange dont Damas fait partie.
Le manque de compétitivité de l’industrie syrienne et un environnement juridique et légal jugé peu propice aux affaires ont cependant freiné les ardeurs des investisseurs potentiels. Quelques investissements turcs ont toutefois été réalisés : la société de gestion hôtelière Dedeman, peu connue en dehors de ses frontières, a repris à son compte la gestion de trois hôtels 5 étoiles à Damas, Alep et Palmyre, dont Le Méridien ; Guris, un magnat du secteur de la construction, a investi dans une cimenterie à Raqqa, dans le Nord-Est ; et quelques entrepreneurs dans le secteur textile.
Au-delà de ces accords commerciaux, c’est tout un état d’esprit qui a marqué la relation bilatérale syro-turque avant le divorce récent. Les deux pays ont ainsi organisé en 2010 une réunion conjointe de leurs gouvernements, censée marquer la profondeur et la pérennité de leurs liens. Des partenariats ont été noués dans la distribution électrique et le transport de gaz naturel, et la décision prise de construire conjointement un barrage dans la région hautement symbolique et officiellement contestée du Sandjak d’Alexandrette – appelée Hatay en Turquie. Symbole aussi de cette amitié, les ressortissants des deux pays ont bénéficié d’une exemption de visas pour les séjours de courte durée.

Retour en arrière

C’est peu dire donc que la détérioration des relations actuelles représente un choc et, dans le cas où elle devrait durer, un retour en arrière brutal.
Dès le début de la révolte populaire syrienne le 15 mars 2011, le gouvernement turc n’a eu de cesse de demander aux autorités syriennes de prendre les devants et d’amorcer des initiatives politiques sérieuses. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, son ministre des Affaires étrangères Ahmad Davutoglou ainsi que le président Abdullah Gül ont interpellé à de nombreuses reprises le président syrien, alliant à la fois conseils et menaces.
Les menaces turques ont toutefois tardé à se concrétiser. Ankara n’a annoncé de sanctions qu’après celles d’une grande partie de la communauté internationale ainsi que celles de la Ligue arabe. Début décembre, la Turquie a annoncé un gel des avoirs du gouvernement syrien en Turquie, la fin de toute relation entre le secteur bancaire turc et la Banque centrale de Syrie, ainsi que des sanctions à l’encontre des personnalités syriennes qui restent encore à désigner.
Les réticences turques à agir contre le voisin syrien ne sont pas surprenantes. Au-delà des différentes considérations d’ordre stratégique et sécuritaire, en particulier liées à la question kurde, l’importance de la Syrie réside aussi dans sa position de pays de transit pour le commerce entre la Turquie et le monde arabe.
Le passage par la Syrie reste en effet quasiment obligatoire pour le commerce avec la péninsule arabique et l’Arabie saoudite en particulier, la route par l’Irak étant plus longue sans parler de l’instabilité chronique de l’ancienne Mésopotamie. Le commerce bilatéral arabo-turc a ainsi été multiplié par près de quatre en l’espace de sept ans – de 8,8 milliards de dollars en 2003 à 39 milliards en 2010 –, alors que les exportations combinées turques vers l’Arabie saoudite, la Jordanie et les Émirats atteignaient 6,1 milliards de dollars en 2010.
Les craintes d’Ankara ont été rapidement confirmées avec l’annonce mi-décembre par Damas de la suspension de l’accord de libre-échange qui a abouti au blocage immédiat de milliers de camions turcs au poste-frontière de Bab al-Hawa qui mène à la grande autoroute nord-sud traversant la Syrie. Une taxe de 1,6 dollar par litre de diesel utilisé par les camions turcs pour traverser le pays a par ailleurs été imposée.
Bien qu’il soit difficile d’envisager à cette étape la tournure que va prendre la relation entre les deux pays, il est peu probable que la rupture actuelle représente une tendance à long terme. Le modèle économique de développement des deux pays, largement basé sur l’intégration et le commerce régional, leur dictera très probablement, dès la fin de la crise politique en Syrie, un rétablissement de leurs liens. Reste à savoir, évidemment, combien de temps cette crise va encore durer.

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