Un article du Dossier

L’économie syrienne est durement affectée

La crise politique que connaît la Syrie depuis mars 2011 n’a pas précipité son économie dans le chaos. Cette résistance est surtout due à la stratégie d’autosuffisance engagée par les dirigeants baassistes. À court terme, le régime ne semble pas menacé par le ralentissement de l’activité, mais à moyen terme les déséquilibres sociaux, vecteurs des mécontentements, ne feront que s’aggraver.

Les militaires baassistes qui s’emparent du pouvoir le 8 mars 1963 ont engagé la Syrie dans la voie du mode de développement autocentré, suivant l’exemple de l’Égypte de Nasser ou de l’Algérie postcoloniale. Le but de ces pays est d’obtenir une réelle indépendance vis-à-vis des anciennes puissances coloniales, qui sont aussi les centres du capitalisme mondial à l’époque, en déconnectant les économies. Pour cela, l’État doit s’emparer des moyens de production et les réorienter vers la construction d’une base économique nationale et autosuffisante. Le régime baassiste lance une vaste réforme agraire (1963-1970) et nationalise des secteurs entiers de l’économie syrienne : l’industrie, la banque, les assurances, le commerce de gros, les transports, etc., seul le commerce de détail et l’artisanat échappent à ces mesures. La construction d’un puissant secteur public industriel dans les années 1970, grâce aux aides des pays arabes du Golfe, ainsi qu’une nouvelle vague de restrictions à l’égard du secteur privé font de la Syrie un pays “socialiste” comparable à ceux d’Europe de l’Est au début des années 1980, y compris avec son cortège de pénuries. Cependant, la mise en place de cette économie dirigiste s’explique moins par la prégnance de l’idéologie marxiste au sein du régime ou de l’alliance stratégique avec l’Union soviétique que par la volonté d’abattre la classe politique concurrente : la bourgeoisie citadine et les grands propriétaires terriens. Les militaires qui prennent le pouvoir en 1963 sont issus de la petite bourgeoisie rurale, bloquée dans son ascension sociale par la classe supérieure qui domine l’économie syrienne. Ils ne possèdent pas de capital financier, de savoir-faire dans le domaine des affaires et bien sûr des réseaux sociaux indispensables pour prospérer. En s’emparant des moyens de production, ils vont pouvoir réaliser leur “accumulation primitive”, pour reprendre un terme marxiste, tant du point de vue financier que social. La nouvelle bourgeoisie bureaucratique se nourrit de la rente étatique servie au secteur public, de prélèvements sur les exportations de matières premières agricoles et minérales, ainsi que de divers rackets effectués sur le secteur privé. Cette situation implique de maintenir un équilibre entre secteur public et privé, afin que ce dernier ne soit pas complètement étouffé, puisqu’il constitue une source de revenus appréciables pour la bourgeoisie bureaucratique.
Hafez el-Assad veut une économie qui soit au service de sa stratégie géopolitique, notamment capable de résister à un conflit ouvert ou latent avec Israël et à un embargo américain. Il souhaite que la Syrie acquière une autonomie alimentaire et énergétique ; le reste l’indiffère. Sur le plan intérieur, l’économie a pour but de clientéliser la population à travers les embauches dans le secteur public, la distribution des terres et les diverses autorisations dont ont besoin les entrepreneurs privés pour travailler. Lorsque la machine se grippe, faute d’aide extérieure comme à la fin des années 1980, avec l’arrêt de l’aide arabe et de l’Union soviétique, Hafez el-Assad laisse davantage de marge de manœuvre au secteur privé pour résorber le chômage et les pénuries. L’“infitah” (ouverture économique de 1991) n’a donc aucun lien avec un changement idéologique en Syrie, lié à la chute de l’Union soviétique, mais simplement le besoin d’éviter une explosion sociale et d’étendre le clientélisme du régime aux entrepreneurs privés.

La lente libéralisation de l’économie syrienne

Durant les années 1990, les secteurs agroalimentaire et manufacturier syriens vont s’épanouir à l’abri des protections douanières. L’exploitation de nouveaux gisements de pétrole, dans le Nord-Est, apporte des recettes budgétaires au régime, qui peut continuer d’entretenir un secteur étatique pléthorique, qu’il s’agisse de l’armée, des services de sécurité, des fonctionnaires et des employés de l’inefficace secteur public industriel. À partir de 1995, la Syrie profite de l’embargo international sur l’Irak pour devenir un partenaire commercial privilégié de son ex-frère ennemi baassiste. Les Irakiens exportent du pétrole en Syrie et sont rémunérés sous la forme de produits agricoles et industriels syriens. Bien sûr, ces opérations échappent à la commission chargée de l’application “pétrole contre nourriture”, qui limite les exportations de brut irakien à deux milliards de dollars annuels. Le ministère syrien du Commerce extérieur supervise les contrats avec les entreprises syriennes et assure le paiement en monnaie nationale. Quant au pétrole irakien, il est utilisé dans les centrales thermiques et les raffineries syriennes, ce qui permet à la Syrie d’exporter la quasi-totalité de sa production. Les États-Unis et les pays chargés de contrôler l’embargo sur l’Irak ne sont pas dupes de ces accords de troc, mais ils veulent ménager la Syrie qui les a accompagnés contre le régime de Saddam Hussein lors de la première guerre du Golfe (1990-1991). L’invasion américaine de mars 2003 met un terme à cette contrebande organisée, ce qui oblige Bachar el-Assad à réviser sa politique économique, qui plus est après le retrait de ses troupes du Liban, autre source de revenus majeure pour la Syrie.
L’ouverture au privé du secteur bancaire constitue la clé du changement impulsé par Bachar el-Assad, car il facilite le commerce extérieur et les investissements directs étrangers, en particulier ceux venus du Golfe arabo-persique. Depuis le 11 septembre 2001, les pétromonarchies du Golfe ont réorienté une partie de leurs investissements vers le monde arabe. En Syrie, le flux d’investissements directs étrangers a décollé à partir de 2004, passant de 200 millions à 1,2 milliard de dollars en 2009. Les IDE ont même continué de progresser en Syrie après la crise financière de 2008 alors qu’ils diminuaient dans la plupart des autres pays de la région. L’ouverture de la Bourse de Damas le 9 mars 2009 constitue le symbole de l’ancrage définitif de la Syrie dans l’économie capitaliste mondialisée, même si officiellement il s’agit de construire « une économie sociale de marché », selon le slogan du parti Baas. Cependant, la Syrie ne fait pas du passé table rase, le puissant secteur public, hérité de la période d’économie dirigiste, existe toujours. Malgré les accords de libre-échange signés avec les pays arabes dans le cadre du GAFTA (Great Arab Free Trade Agreement) en 2005 et la Turquie en 2008, les barrières douanières demeurent et la bureaucratie contribue fortement à décourager les investisseurs étrangers. Cela contribue à maintenir une structure économique équilibrée entre les divers secteurs de production et limite le déficit du commerce extérieur contrairement au Liban et à la Jordanie par exemple. Certes, l’équilibre entre les exportations et les importations est surtout dû aux exportations d’hydrocarbures, mais il ne faut pas négliger le rôle des produits agricoles, de l’élevage et la production manufacturière qui limitent le recours aux importations. Cependant, cet équilibre est fragile, il repose sur l’indépendance énergétique de la Syrie et la résorption du sous-emploi par le secteur public. Car le privé est incapable de créer les 300 000 emplois annuels dont a besoin la Syrie pour éviter un chômage de masse, comme c’est le cas aujourd’hui.

Les secteurs traditionnels soutiennent l’économie syrienne

L’impact des sanctions économiques et de la crise politique en Syrie est difficile à évaluer sur la croissance du pays. D’une part, les chiffres fournis par la statistique syrienne sont fantaisistes et, d’autre part, le poids du secteur informel et des dissimulations du secteur formel font que le taux de croissance du PIB, ou tout autre indice économique, ne traduit nullement la réalité. Les secteurs les plus modernes de l’économie syrienne souffrent : le tourisme, les activités financières et la production d’hydrocarbures notamment, en revanche, les secteurs traditionnels tels que l’agroalimentaire et l’industrie manufacturière ne vont pas si mal. L’industrie syrienne n’est plus concurrencée par la Turquie, avec laquelle l’accord de libre-échange a été dénoncé, ainsi que les produits asiatiques, qui provenaient du hub de Dubaï. Les industriels syriens retrouvent le marché national et le marché irakien. Les droits de douane et les certifications qualitatives sur les produits syriens ont été récemment supprimés par le Premier ministre Nouri al-Maliki, pour soutenir le régime syrien. L’Iran contribue également à absorber les exportations syriennes, d’autant plus qu’une fatwa de l’ayatollah Khamenei encourage les Iraniens à acheter syrien.
Le secteur de la construction a aussi connu un regain d’activité en début d’année, selon le principe “quant rien ne va, le bâtiment va”, contrairement aux économies développées où le secteur de la construction est stimulé par la croissance économique, en Syrie, lorsque l’économie est déprimée par le contrôle de l’État ou une situation de crise politique, comme c’est le cas actuellement, les hommes d’affaires investissent dans la pierre. Avec une démographie galopante, ils sont sûrs de pouvoir au minimum sauver leur capital. Certes, les programmes immobiliers de luxe des sociétés du Golfe sont arrêtés, mais l’habitat informel a continué son expansion durant les premiers mois de l’année. Les petits entrepreneurs illégaux et les particuliers exclus du secteur formel ont profité du relâchement de l’administration et de la police, occupée à réprimer l’opposition, pour bétonner les dernières périphéries agricoles des villes. Le régime n’a pas réagi à cette expansion de l’habitat informel, car la crise du logement est un des motifs de fort mécontentement de la population. Cela a eu le double avantage de résorber, à un moment crucial, le sous-emploi et d’occuper ainsi des centaines de milliers de manifestants potentiels.
Quant à l’agriculture, elle occupe toujours plus de 20 % de la population active et reste un complément indispensable pour au moins 20 % supplémentaires de la population active. L’importance de la population agricole et de la double activité contribuent à maintenir les petites exploitations et ralentit la modernisation de l’agriculture. La loi de la réforme agraire limite toujours la propriété à 20 hectares en zone irriguée et 200 hectares en zone sèche. Certes, il est possible de la contourner, mais elle reste un frein à la constitution de grandes exploitations capitalistes à forte productivité et capables de tirer pleinement profit des avantages comparatifs du pays. Néanmoins l’agriculture syrienne contribue toujours à environ 20 % du PIB (contre 5 % pour le Liban et 2,5 % pour la Jordanie). La Syrie est un des principaux exportateurs d’huile d’olive du bassin méditerranéen, la superficie consacrée à cette spéculation a doublé depuis 1980. En revanche, la superficie des agrumes, après une croissance spectaculaire entre 1980 et 2000, a commencé à régresser en raison de l’absence de débouchés extérieurs et du coût de l’irrigation. Les céréales et le coton sont également touchés par le renchérissement du prix de l’eau et les sécheresses chroniques. Jusqu’à présent, les produits de l’agriculture et de l’élevage n’ont pas été touchés par les sanctions économiques contre la Syrie. Or, en 2011, les récoltes furent bonnes en raison de pluies abondantes qui ont mis fin à un cycle de trois années de sécheresse ruineuses pour les petits paysans. Les produits syriens inondent les marchés des pays voisins, grâce à des coûts de production très inférieurs à ceux du Liban et de la Jordanie, et surtout l’immense marché de consommation irakien.

Ralentie mais pas exsangue

L’économie syrienne est loin d’être asphyxiée comme le fut celle de l’Irak de Saddam Hussein entre 1991 et 2003. Les sanctions économiques ne sont pas appliquées par les pays voisins. Cependant, l’économie syrienne ralentit, car la population réduit sa consommation aux produits de base par peur du lendemain. La société syrienne est habituée à la frugalité et retrouve rapidement ses réflexes des années de pénurie : seuls les magasins d’État étaient fournis, le fait de posséder une voiture était un privilège et les dépenses vestimentaires avaient lieu lors de l’Aïd uniquement. Certes, les mentalités ont changé et la jeunesse aspire au consumérisme, mais c’est justement cette consommation effrénée par une minorité, tandis que la majorité se contentait de regarder les publicités, qui a contribué à mettre le feu aux poudres. L’austérité ne semble pas en soi constituer un facteur de déstabilisation pour le régime de Bachar el-Assad. Néanmoins, le système économique syrien est en équilibre fragile : une nouvelle période de sécheresse, le sabotage des installations pétrolières, une spéculation effrénée contre la livre syrienne et la situation peut radicalement changer. Par ailleurs, le retour à une économie dirigiste pour sauver le régime n’est pas réaliste, car ce sont moins les ravages d’un libéralisme sauvage, qui n’a pas eu le temps de s’imposer, que les blocages bureaucratiques, la corruption et la prédation du clan des Assad-Makhlouf qui sont responsables du chômage massif et de la frustration économique des Syriens.
 

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