Un article du Dossier

Private Equity : un marché encore immature

Le Private Equity a bénéficié au Liban d’un effet de mode ces dernières années : plusieurs fonds se sont créés, intéressés d’investir dans des entreprises libanaises. Mais l’écosystème en entier souffre encore d’immaturité et a besoin d'unir ses efforts pour pouvoir se développer.

Le 22 mai 2013, Bader un organisme de soutien aux start-up libanaises a annoncé des investissements dans trois sociétés, à l'occasion de la relance de son fonds, le Building Block Equity Fund. Les bénéficiaires sont Shawarmanji, Cedar Books et Shahiya, qui opèrent respectivement dans la restauration, la vente de livres en ligne et les recettes de cuisine en ligne. Montant total : 1,1 million de dollars.
Ces transactions sont les opérations de Private Equity les plus récentes au Liban. Ce terme désigne le financement direct d’entreprises à travers la prise de participations, en général minoritaire, d’un fonds d’investissement.
Les débuts du Private Equity au pays du Cèdre remontent aux années 1990, avec notamment le fonds Delta Capital dont l’un des fondateurs était Fady Abouchalache. Delta Capital a réalisé l’une des premières opérations du secteur, à savoir le rapprochement entre Bonjus et Taanayel. Ce n'est qu'à la fin des années 2000 que le marché a commencé à vraiment bouger, avec le développement de la scène entrepreneuriale libanaise, avide de ce type de financements.
Plusieurs fonds ont vu le jour entre 2007 et 2011 : Byblos Venture, de la banque du même nom, en 2007, qui se retire rapidement du marché pour des raisons internes ; Berytech (adossé à l'incubateur du même nom) en 2007 ; Bader Equity Fund en 2007 ; Cedrus Venture en 2009 ; MEVP en 2011... Trois fonds régionaux investissent également au Liban : Wamda Fund, adossé à la plate-forme de soutien à l’entrepreneuriat dans le monde arabe du même nom, Riyada Entreprise Development Fund, qui appartient à la holding émirienne Abraaj, et EuroMena, bras régional de Capital Trust. Ce dernier est l’un des rares à faire du Private Equity à strictement parler, c’est-à-dire du “Growth Capital”, qui permet de financer la croissance d’une entreprise. Le ticket minmum d’EuroMena est de trois millions de dollars. Les autres opèrent tous sur le segment du “Venture Capital”, c’est-à-dire celui qui finance une entreprise plus jeune, avec des tickets oscillant entre 100 000 dollars et 1,5 million de dollars maximum (voir graphe).
Au total, une quarantaine d’investissements ont été réalisés entre 2009 et 2013 dans des entreprises libanaises ou détenues par des Libanais, mais basées à l'étranger. Et le secteur devrait assister dans les deux à trois prochaines années aux premières sorties des fonds qui permettront d’établir un premier bilan. « Un seul “exit” à ce stade ne suffit pas à parler d'un marché porteur », avance Ghassan Bejjani, membre de Life (Lebanese International Finance Executives, une association d’expatriés de la finance) et co-fondateur de LFE (Lebanon for Entrepreneurs, qui œuvre au développement des startups au Liban). « Au Moyen-Orient, on parle encore du rachat du portail jordanien Maktoob par Yahoo!, mais il a eu lieu il y a quatre ans, et il n’y a pas eu grand-chose depuis. »
« Le gros des investissements a eu lieu entre 2010 et 2012, dans des entreprises technologiques surtout », explique Samer Karam, directeur de l’accélérateur de start-up Seeqnce.
Celles-ci sont particulièrement attractives pour les fonds de capital-risque, car leur potentiel de croissance est exponentiel à court terme, ce qui correspond au mode de fonctionnement des fonds. Les fonds de Venture Capital et de Private Equity ont en effet vocation à “sortir” de leur investissement, c'est-à-dire de revendre leurs parts, au bout de cinq à sept ans maximum (parfois 10 ans pour certains fonds de Private Equity). L’objectif est bien entendu de réaliser une belle plus-value (doubler, tripler, voire quadrupler la mise initiale…).
« L'avantage des entreprises de nouvelles technologies, c'est que leur marché est régional ou mondial, explique Walid Hanna, président du fonds MEVF et gérant du fonds de Bader. Des entreprises dont le marché est uniquement le Liban ne sont pas intéressantes. »
Ce constat est unanime parmi tous les fonds qui opèrent au Liban, en raison de l’étroitesse du marché local et de ses nombreux obstacles (voir page 54). « Le Liban peut servir de base, de back-office, explique Fady Abouchalache, président-directeur général de Quilvest, un groupe mondial de Private Equity (voir Le Commerce du Levant 5624 de janvier 2012), mais le marché visé par la société doit être régional ou mondial. »
« L’entreprise financée doit pouvoir grandir rapidement, avec un modèle qui se réplique dans la région ou dans le monde », avance Walid Hanna.

Un secteur avec peu de concurrence

Mais ces entreprises modèles sont encore peu nombreuses et les cinq fonds de capital-risque couvrant le Liban ont jusque-là réalisé peu d’investissements. En 2013, seuls MEVF et le nouveau fonds de Bader ont des capacités d’investissement immédiates. « C'est une question de conjoncture, les fonds existants attendent leur fin et les nouveaux fonds n'ont pas encore vu le jour », explique Walid Hanna. Même au plus fort de la vague de levée de fonds, en 2007, les capacités cumulées des fonds de Private Equity (au sens large) n’ont pas dépassé les 30 millions de dollars, soit moins de 0,1 % du PIB libanais. « À titre de comparaison, les fonds levés chaque année représentent 3 % du PIB aux États-Unis », explique Fady Abouchalache.
L’absence de choix est un problème vu du côté des entrepreneurs. « L’offre des fonds est quasiment identique », explique Tarek Sadi, directeur de Endeavor, une organisation internationale de mentoring, selon qui « les entrepreneurs se retrouvent confrontés aux mêmes conditions de financement, aux mêmes cahiers des charges, qui sont parfois nettement à l’avantage des fonds ». Si l'on ajoute à cela que les entrepreneurs sont souvent jeunes et n’ont pas suffisamment connaissance de leurs droits et des divers aléas des financements, « ils peuvent facilement céder trop de pouvoir sans s'en rendre compte », explique Ghassan Bejjani.
Si officiellement les sociétés qui ont fait l’objet de prises de participations affirment quasiment toutes avoir de bonnes relations avec les fonds, le marché bruisse de rumeurs et de récriminations à leur égard. Le fait que MEVF ait abandonné deux de ses investissements (même petits), pour des raisons de divergence stratégique avec les fondateurs, est un signe de la difficulté des relations entre entrepreneurs et investisseurs. « Notre métier reste un métier de personnes », rappelle Gilles de Clerck, directeur d’EuroMena. « Lorsqu'un fonds entre au capital d'une entreprise, c'est un peu comme un mariage, il faut une vision et des intérêts communs, sinon ça ne marche pas. » L’immaturité des entrepreneurs, qui n’ont pas toujours une vision claire de leur stratégie et sont parfois adeptes de la loi du moindre effort, n’aide pas non plus au développement du secteur.
Pour Gilles de Clerck, les véhicules de placement sont encore trop peu nombreux, alors que « d’un côté les entreprises susceptibles d’être financées sont de plus en plus nombreuses et de l’autre les investisseurs répondent à l’appel ».
Sur le segment des Angel Investors, ces investisseurs qui financent les tout premiers pas d’une start-up, la part de l’informel domine, alors qu’à l’étranger il existe des fonds spécialisés. Cela n’empêche pas les entreprises d’être financées, mais jusqu’à un certain niveau. « Aujourd'hui pratiquement tout le monde peut lever les quelques milliers de dollars nécessaires aux premiers développements d'une start-up, auprès de la famille et des amis, explique Paul Chucrallah, en charge de lever le deuxième fonds de Berytech. En revanche, elles ont du mal à trouver les capitaux nécessaires avant de venir frapper à notre porte, même si parfois les fonds de Venture Capital au Liban investissent des petits montants (30 000 dollars). » Et surtout il est très difficile de trouver des capitaux de croissance, que ce soit au Liban ou dans la région. L’investisseur Henri Asseily avance l’exemple de Nabbesh, une société de recherche d’emplois en ligne, créée à Dubaï par la Libanaise Loulou Khazen Baz. « Après avoir levé les fonds pour son démarrage, elle veut désormais étendre sa société à un niveau régional, ce qui nécessite un gros investissement, mais aucun fonds n’est prêt à prendre ce risque. »

Un écosystème en cours de développement

Le Private Equity au Liban fait partie d'un écosystème plus large, qui se développe lentement mais sûrement, explique Sami Beydoun, gérant du fonds de Berytech. « De plus en plus de gens veulent créer leur société ; des incubateurs, des accélérateurs et des réseaux de mentoring ont vu le jour pour les aider à monter des projets rentables ; les universités commencent à offrir des formations techniques ; l'infrastructure Internet se développe. » Du chemin a été parcouru depuis que Berytech a démarré en 2001, dit-il. « On ne pouvait alors compter que sur Kafalat, l’organisme de garantie des crédits. »
La formation reste cependant un problème majeur, estime Paul Chucrallah. « Les universités, qui dispensent un enseignement trop théorique, ne répondent pas assez aux besoins des sociétés. À titre d’exemple, certaines sociétés ont indiqué qu'elles avaient besoin de 6 à 12 mois pour rendre un ingénieur libanais complètement productif, alors que 2 à 6 mois suffisent pour un ingénieur tunisien.. »
Mais surtout, explique Ghassan Bejjani, pour que le Private Equity contribue réellement à la création de richesses au Liban, il manque un acteur majeur dans cet écosystème : l’État, dont le rôle de régulateur a été essentiel au développement du secteur dans des pays comme les Etats-Unis ou Israël. « En l’absence d’intervention des pouvoirs publics au Liban, le secteur ne fera que vivoter pendant les dix prochaines années. Si on veut vraiment faire la différence, il faut que le secteur se regroupe et milite pour ses intérêts communs auprès du gouvernement, que ce soit en termes de lois financières, de lois sur les sociétés, d'infrastructures télécoms, etc. »


Mode de rémunération des fonds
Un fonds de Private Equity au sens général du terme approche des investisseurs qui s’engagent à lui confier un certain montant généralement débloqué par tranches
de 25 %. Le fonds couvre ses frais à travers des “management fees” variant entre 1,5 et 3 %. Au Liban, la fourchette est de 2 à 3 % « pour faire face aux aléas de la vie économique libanaise », avance Paul Chucrallah, conseiller du fonds Berytech I. « A priori, plus le fonds est petit, plus les coûts sont grands. Mais au-delà d’une certaine taille, il y a des coûts de complexité à prendre en compte : taxes, audits, risques de conformité…Il existe donc une plage de taille médiane optimale»
À ces frais de gestion, s’ajoutent des “primes de performance”, de 20 % du profit net, desquelles on soustrait le “hurdle rate” , un taux de rentabilité du fonds en-dessous duquel les gestionnaires ne peuvent pas prétendre à de primes, explique Nicolas Photiades, ex-Chief Investment Officer du Blom GEM Opportunity Funds. Ce taux tourne autour de 10 % d’habitude.
 « Par exemple, supposons qu’un fonds de 10 millions de dollars ait fait 15 millions de dollars à sa sortie, la prime de performance sera de 20 % sur 4 millions de dollars, soit 800 000 dollars. »


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