La CMA CGM, troisième transporteur maritime mondial, affiche sa volonté de renforcer ses activités à Beyrouth. Rencontre avec son président, le Libanais Jacques Saadé.
Propos recueillis par Sibylle Rizk Vous effectuez un retour remarqué au
Liban. Cet intérêt pour votre pays natal
est-il seulement émotionnel ?
Non. Aujourd'hui, le port de Beyrouth présente
de réels avantages comparatifs en
Méditerranée. Si nous obtenons les garanties
que nous réclamons, la CMA CGM
pourrait lui assurer une activité de 100 000
conteneurs par an. Les navires qui relient le
nord de l'Europe à l'Asie feraient escale à
Beyrouth pour décharger 2 000 conteneurs
toutes les semaines. Cet arrêt devrait aussi
intéresser les entreprises libanaises qui
pourront exporter plus facilement leurs marchandises
vers le Golfe, alors qu'elles sont
obligées aujourd'hui de passer par Malte si
elles optent pour la voie maritime. Nous leur
offrirons le même délai de livraison vers l'Irak
que par la route, mais avec des conditions de
transport nettement meilleures.
La CMA CGM a la concession d'un quai
dans le port d'Oum Kasr, ce qui est aussi
un avantage, étant donné le niveau de
saturation des ports irakiens. Nous l'avons
obtenue en récompense de notre fidélité
pendant toute la guerre.
Quel rôle concevez-vous pour le port
de Beyrouth ?
Le port de Beyrouth est coincé par la géographie.
Il va être vite saturé. Il faut rapidement
entreprendre des travaux d'élargissement.
À terme, l'idéal serait de le
relier par rail à Tripoli, afin que les deux
ports se complètent intelligemment. Mais
le projet semble irréalisable, étant donné
le coût exorbitant des expropriations
nécessaires le long du littoral. Par
ailleurs, il ne faut pas oublier que si le
transbordement occupe une place importante
aujourd'hui, le transit a de l'avenir.
Tripoli est bien placé sur ce créneau. Sa
situation sera même excellente le jour où
s'achèvera le réseau ferroviaire qui le
relie à l'Irak et l'Iran, sachant que ce dernier
est connecté à la Russie et la Chine !
Globalement, votre groupe est engagé
dans une stratégie d'investissement
dans les terminaux portuaires.
Pourquoi ?
L'objectif est de maîtriser les délais de
chargement et de déchargement qui nous
coûtent très cher en raison de la saturation
des ports. Seule la Chine, qui est pourtant
le plus grand exportateur et importateur du
monde, n'a jamais eu de problème de
congestion et nous n'avons jamais eu
besoin d'y investir. Car dès que les ports
arrivent à 60 % de leur capacité, la décision
de leur extension est prise.
En revanche, ailleurs, le temps de réaction
est beaucoup plus lent. Les ports américains
et européens sont de plus en plus engorgés.
Nous venons donc, par exemple, de
prendre la concession du Havre, en
France, à partir duquel nous voulons
développer une activité de transit par
chemin de fer pour profiter de la libéralisation
du rail européen.
Le fondateur de la CMA CGM
garde un pied au Liban
CMA CGM est devenue l'an dernier le
troisième armateur mondial dans le transport
de conteneurs, avec la reprise de
Delmas. Dans sa stratégie globale, qui a
permis au groupe qu'il dirige d'enregistrer
une croissance spectaculaire, le Libanais
Jacques Saadé n'oublie pas son pays
natal. Le président de la CMA CGM a
annoncé la construction d'un nouveau
siège social au centre-ville de Beyrouth,
un projet de 12 millions de dollars, dont
l'architecture a été confiée à Nabil
Gholam. Au-delà de l'investissement
immobilier, l'objectif est de délocaliser au
Liban le plus d'effectifs possibles - dans les
services d'informatique et d'audit notamment.
Sa fondation qui soutient le
Festival de Baalbeck depuis longtemps en
sera pour la première fois cette année un
partenaire officiel. Cette intégration verticale coûte cher.
Allez-vous ouvrir votre capital
en Bourse pour trouver
des financements ?
La CMA CGM est une entreprise familiale
à l'instar de trois autres des cinq premiers
armateurs mondiaux. Nous prenons des décisions
plus vite et aussi des risques plus facilement.
Le groupe réinvestit tous ses bénéfices,
alors que la Bourse oblige à satisfaire davantage
les actionnaires. Cela dit, l'investissement
dans les terminaux portuaires est effectivement
très coûteux. Les armateurs sont
obligés de le faire, même si ce n'est pas leur
métier initial. La CMA CGM opère actuellement
des terminaux au Maroc, à Malte, en
Europe du Nord, en Amérique, etc. Notre
concurrent, Maersk, vient d'investir un milliard
de dollars dans le terminal de Lagos, au
Nigeria. Si les armateurs devaient prendre en
charge tous les ports congestionnés, cela coûterait
sept à dix milliards de dollars sur les dix
prochaines années. C'est impensable. J'ai
donc proposé la création d'un fonds qui
regrouperait des investisseurs et les grands
acteurs du secteur pour réaliser les investissements
nécessaires.
En quoi la hausse des prix du brut
a-t-elle affecté votre activité ?
La rotation d'un porte-conteneurs d'une
capacité de 8 000 EVP (équivalent vingt
pieds) entre l'Europe et l'Asie dure 56 jours.
Le coût du fioul est de trois millions de dollars,
sur un total de six millions. Aujourd'hui,
le carburant représente la moitié des coûts,
contre 10 % avant la flambée des cours.
Cette charge très importante est répercutée
sur les clients. En fait, au tarif de base s'ajoutent
des frais variables liés à la congestion
des ports, au mouvement du dollar et à l'évolution
des cours du brut.
La Chine, qui a tiré votre croissance
spectaculaire, continuera-t-elle d'être
le moteur des échanges mondiaux
à l'avenir?
Je prévois une hausse de 9 à 10 % du fret
mondial. Les échanges vont continuer à
se développer. Nous n'allons pas réduire
notre exposition sur la Chine ; en
revanche, nous comptons sur d'autres
relais de croissance, dont l'Inde, où nous
disposons déjà de 26 bureaux.
La CMA CGM réclame des garanties
Vous venez de racheter le groupe
Delmas qui renforce vos volumes sur
l'Afrique : le mouvement de concentration
dans le secteur va-t-il se poursuivre
?
Le secteur compte aujourd'hui sept à huit
acteurs de grande envergure. La nécessité
d'être présent partout suppose des investissements
dans les navires, les conteneurs, les
terminaux, etc., ce que les armateurs de
moyenne ou de petite taille ne peuvent pas se
permettre. Faute d'être compétitifs sur les
rotations Asie-Europe, ils vont se spécialiser
sur les marchés régionaux ou renoncer.
Pour les grands armateurs, ce sont des
occasions à saisir. En rachetant Delmas,
nous sommes immédiatement opérationnels
en Afrique, alors qu'il nous aurait fallu
cinq ans pour connaître le marché par nos
propres moyens.
Un navire qui coûte plus de 50 000 dollars
par jour ne peut se permettre le
moindre retard. D’où l’insistance de
Jacques Saadé pour obtenir des garanties
de la part du port de Beyrouth pour que
ses porte-conteneurs ne soient pas obligés
d’attendre leur tour. « S’ils sont retardés
au Liban, ils ne rattrapent pas le créneau
de passage du canal de Suez, et les
coûts explosent rapidement »,
explique-t-il. Sur ce point, le président
de la CMA CGM dénonce une clause
du contrat conclu avec l’armateur MSC
qui lui accorde un traitement de
faveur. « Le terminal lui garantit l’accostage
prioritaire à l’arrivée, sans limitation
dans le temps, suivant des créneaux
horaires. Cela signifie qu’au cas où
un navire de MSC se présente pendant
que la CMA CGM est à quai, nous devons
partir pour lui laisser la place. » Jacques
Saadé affirme ne pas pouvoir travailler
dans ces conditions et réclame des plages
fixes, la durée d’un transbordement n’excédant
pas 24 heures. Interrogé sur ce
point, le PDG du port, Hassan Qoraïtem,
semble disposé à entendre les arguments
de la CMA CGM. Mais il est lié par le
contrat déjà signé, qu’il faudra amender,
le cas échéant.