Le marché libanais de l’emploi souffre de la rareté des jeunes techniciens. Un problème lié à la dévalorisation de l’enseignement technique auquel les professionnels du secteur proposent de remédier.

Alors que les Libanais se targuent d’avoir
le commerce « dans les gènes », les
chefs d’entreprise peinent à recruter
des commerciaux dignes de ce nom ! Les
universités forment des spécialistes du marketing,
mais il n’y a pas de place dans leurs
cursus pour la formation aux métiers de la
vente. Dans le bâtiment, les ingénieurs sont
pléthores, mais personne n’est correctement
formé aux techniques des différents corps de
métier du secteur. Même topo en comptabilité
: les diplômés de facultés de gestion pullulent,
mais rares sont ceux qui sortent du
système d’enseignement avec des compétences
techniques concrètes.
Ces carences ont une explication : la dévalorisation
institutionnelle de l’enseignement
technique. Le Liban a dans ce domaine plusieurs
trains de retard par rapport à la tendance
mondiale. L’Association des instituts
supérieurs techniques a décidé de tirer la
sonnette d’alarme lors d’un séminaire visant
à sortir cet enseignement de l’isolement dans
lequel il est maintenu en raison des aberrations
de la réglementation libanaise sur l’éducation,
vieille de 41 ans.
L’objectif est de rééquilibrer l’enseignement
technique et l’enseignement universitaire à
travers l’adoption du système dit LMD
(Licence-Master-Doctorat) qui a permis l’harmonisation
des diplômes dans l’Union européenne.
Dans nombre de pays, il a fait tomber
de multiples obstacles qui parsemaient
les parcours éducatifs.
« Il y a urgence », affirme Toufic Tasso, directeur
de Pigier, un institut supérieur technique.
Le nombre de diplômés issus de l’enseignement
supérieur technique est en bais-
se constante, même si la tendance est masquée
par des inscriptions « pour la forme »
liées à des considérations diverses (service
militaire, avantages sociaux…). « La diminution
des effectifs est encore plus marquée si
on soustrait du total les étudiants des établissements
privés sous contrat avec le ministère
des Affaires sociales qui finance des scolarités
plus ou moins réelles. »
Surtout, le fossé ne cesse de se creuser entre
enseignements technique et universitaire : en
2004-2005, ils n’étaient que 24 000 inscrits
dans l’enseignement supérieur technique,
contre 141 000 dans les universités, toutes
catégories confondues. Parmi ces étudiants
universitaires, des dizaines de milliers suivent
des formations sans vrais horizons professionnels
au Liban (lettres, histoire-géo, philo
et autres). Il en va ainsi de plus de la moitié
des 70 000 étudiants de l’Université libanaise.
« Les étudiants choisissent ces filières
même si le chômage les guette, car la licence
universitaire est valorisée et reconnue par
l’État, contrairement aux diplômes techniques
de niveau équivalent, alors que ces
derniers peuvent les amener à de vrais
emplois », s’insurge Toufic Tasso.
Exemple du mauvais traitement infligé aux
diplômés techniques : un étudiant titulaire
d’un diplôme de technicien supérieur (TS,
diplôme d’État de niveau bac +3) qui a ensuite
obtenu un master universitaire à l’étranger
ne peut faire valider ce master par la commission
des équivalences du ministère de
l’Éducation. Raison invoquée : le TS ne relève
pas de l’enseignement supérieur et n’autorise
donc pas la poursuite d’études supérieures
de niveau master ! Que le diplôme ait
été délivré par une université européenne
ou américaine de premier plan n’y change
rien. Pour la commission, le simple fait que
l’enseignement supérieur technique ne
dépende pas de la direction de
l’Enseignement supérieur, mais de celle de
l’Enseignement technique et professionnel,
justifie tous ces traitements aberrants.
L'enseignement
technique attire peu...
Hausse des effectifs universitaires...
(en nombre d'étudiants)
Supérieur technique
Universitaire
150 000
120 000
90 000
60 000
30 000
0
1993-1994 2003-2004 2004-2005
Secondaire technique
Anciennes
universités (19)
Université
Libanaise
Secondaire académique
141 479
24 251
41 221 112 447
74 810
132 645
141 479
Nouvelles
universités (21)
Cette rigidité administrative est contraire à
toute logique pédagogique. Elle contredit en
tout cas la charte de l’Unesco pour qui les
études menées après l’obtention du bac sont
des études supérieures. La connotation péjorative
liée à l’enseignement technique libanais
est une exception. Les écoles françaises
d’ingénieurs et de commerce relèvent par
exemple de l’enseignement technique supérieur.
Et elles sont très courues.
Le système libanais est bloqué au point d’empêcher
toute mobilité des étudiants. Un constat qui
s’applique aussi à des personnes déjà actives.
Si, au bout d’un certain nombre d’années d’expérience
professionnelle, un ancien diplômé
d’une école technique envisage de s’inscrire en
master pour donner un nouvel élan à sa carrière,
la voie lui est tout simplement barrée.
Les établissements d’enseignement technique
se sont accommodés tant bien que mal
des aberrations de la réglementation libanaise,
car, pendant des années, le niveau élevé
des universités et leurs calendriers rigides
détournaient souvent vers eux les étudiants
intéressés par un accès rapide au marché de
l’emploi. La situation a fortement changé
avec la floraison ces dernières années de
ce que Toufic Tasso appelle les « pseudouniversités
». Elles sont entrées en concur-
En partenariat avec l’administration et les
instituts publics, l’Association des instituts
techniques supérieurs a soumis au gouvernement
un projet de décret destiné à
revaloriser l’enseignement technique et à
le décloisonner. L’objectif est que le
Liban adopte le système LMD issu du
processus de Bologne qui a apporté en
1999 une solution au problème européen
de l’harmonisation des diplômes
d’enseignement supérieur. L’avènement
de l’Union européenne et l’ouverture des
frontières avaient en effet poussé les étudiants
européens à la mobilité. Mais ils se
sont heurtés à la diversité des systèmes
nationaux, souvent incompatibles. Par
exemple, un étudiant français détenant
une licence universitaire et voulant poursuivre
des études en Allemagne devait y
refaire sa dernière année d’études pour
obtenir le niveau de licence reconnu par
les Allemands.
Le processus de Bologne a réglé ces
incohérences en unifiant les appellations
des diplômes. La licence correspond au
bac +3 ans d’études, le master au bac +4
et le doctorat au bac +8. L’ECTS
(European Credit Transfer System) complète
la réforme en permettant aux étudiants
de se mouvoir plus facilement
d’un pays à un autre, d’une formation à
une autre et d’un système à un autre.
Bologne, c’est aussi la VAE (Validation
des acquis de l’expérience) qui permet
de compenser par une expérience professionnelle
le déficit d’années d’études
normalement nécessaires pour prétendre
à un diplôme ou à un niveau d’études.
Ainsi, un adulte de niveau bac +2 peut,
grâce à une expérience appropriée de 10
ans, réintégrer l’enseignement supérieur
au niveau d’un master.
En fonction du calendrier fixé à Bologne,
les universités et les instituts techniques
devaient s’adapter au nouveau système
avant 2010, mais la demande des étudiants
a été si forte que le LMD est entré
en vigueur bien avant cette date butoir.
Le système LMD
rence directe avec l’enseignement supérieur
technique. En 2005-2006, les nouveaux
venus de l’enseignement universitaire
comptaient environ 23 000 inscrits,
contre 48 000 pour les anciens et 70 000
étudiants à l’Université libanaise.
« Cette nouvelle forme d’enseignement supérieur
coûte cher à la société : les étudiants
pensent acquérir une formation, la paient à
coups de milliers de dollars et finissent, sans
aucun contrôle valable, avec une licence
certes validée par l’État, mais dont la reconnaissance
par le marché de l’emploi est
quasi nulle. »