Un vocabulaire nouveau a fait son apparition dans les cercles économiques : le Liban souffre du “mal hollandais”. Sébastien Dessus, économiste à la Banque mondiale, étaie le diagnostic.
Qu’est-ce que le “mal hollandais” ?
On appelle ainsi les effets pervers induits par un
afflux de capitaux de nature exogène, c’est-à-dire
extérieure à la dynamique économique propre à
un pays. Le concept a été forgé à la suite de l’expérience
hollandaise. Les Pays-Bas ont découvert
dans les années 1960 un gisement d’hydrocarbures
grâce auquel le pays a soudainement
disposé de revenus supplémentaires.
En quoi cette découverte a-t-elle été
négative ?
L’augmentation inattendue des ressources
entraîne une élévation immédiate du niveau de
vie, mais elle casse la dynamique de la croissance.
Car la demande excédentaire favorise
surtout les secteurs de l’économie les moins
productifs, ce qui affaiblit la compétitivité globale
du pays.
Par quel mécanisme ?
Une augmentation de revenus se traduit
généralement par une hausse des dépenses
de consommation. Cette demande supplémentaire
de consommation se dirige vers des
produits importés et vers des produits
domestiques. Mais l’effet sur les prix n’est
pas le même dans un cas ou dans un autre.
L’augmentation de la demande de produits
importés n’influe pas sur le prix mondial de ces
biens, si elle émane d’un petit pays (comme
c’est le cas du Liban), en revanche, l’impact est
réel sur les prix des biens et des services
domestiques. L’offre n’étant pas suffisamment
élastique, la hausse soudaine de la demande
se traduit en effet par une élévation des prix. Résultat, la rémunération du capital est plus
grande dans ces secteurs du domaine non
échangeable (cf. définition en encadré), ce
qui entraîne un déplacement des ressources
productives (travail et capital) vers eux.
En quoi est-ce un problème ? Ne peut-on
pas bâtir une économie sur ces secteurs ?
Le problème se situe à deux niveaux. D’abord,
lorsque la croissance dépend d’une ressource
exogène, elle est par définition incontrôlable.
Ensuite, les secteurs non échangeables sont
faiblement porteurs de croissance, contrairement
aux secteurs orientés vers l’exportation
par exemple. Or, plus les ressources sont
allouées aux secteurs non échangeables, moins
ceux qui sont orientés à l’export se développent.
Pourquoi les biens et services non
échangeables contribuent-ils faiblement
à la croissance ?
La croissance est un processus d’accumulation
de richesses. Dans un petit marché, la
dynamique est limitée. C’est la raison pour
laquelle l’exportation est le meilleur moteur
d’une petite économie : si la part de marché
du Liban passe de 0,1 à 0,2 % du marché
mondial, à croissance constante, cela représente
un bond énorme pour son économie.
En revanche, dans les secteurs non échangeables,
les possibilités d’économies
d’échelle sont limitées par l’étroitesse des
marchés. La productivité y est moindre : des
études l’ont constaté empiriquement. La
seule source possible d’accélération vient alors d’une accélération des transferts de
capitaux exogènes, ou de la découverte de
nouvelles ressources naturelles. Enfin, la
disponibilité des ressources exogènes affecte
le taux de participation au marché du travail.
Or, le travail est un facteur essentiel de
production.
En quoi ce modèle s’applique-t-il
au Liban ?
Le Liban bénéficie d’une ressource exogène :
les afflux de capitaux. Le phénomène est
mesurable par le fait que le niveau de consommation
du pays est structurellement supérieur
à celui de la production. Cela se traduit par un
déficit très important du compte courant qui est
de 15 à 20 % du PIB. Par comparaison, aux
États-Unis ce déficit se situe autour de 5-6 %
du PIB et il est considéré comme un risque
majeur pour l’économie américaine. Il est pour
l’instant contrecarré par le fait que les États-
Unis vendent des dollars au reste du monde.
Au Liban, le risque est accru par le fait que
beaucoup de placements sont à court terme.
S’ils se retirent brutalement, le seul ajustement
possible sera de baisser la consommation et
donc les importations.
Pour l’instant le système fonctionne, mais le
phénomène a des effets sur la croissance. Le
Liban est surdoté tant en capital humain que
financier, mais il les utilise mal. En favorisant la
spécialisation vers les secteurs non échangeables,
l’afflux de capitaux réduit le potentiel
de compétitivité de l’économie et donc le
potentiel de croissance du Liban. Les investissements
dans le secteur immobilier en sont un
bon exemple. Leur intérêt n’est pas négligeable,
mais leur potentiel est limité : le secteur
ne crée pas d’emplois à long terme, il ne
contribue pas davantage à des gains de productivité.
Qu’en est-il de la spécialisation du Liban
dans les services, n’est-ce pas
un atout ?
Si, bien sûr, il s’agit d’un point fort de l’économie
libanaise. Mais ce secteur ne crée pas suffisamment
d’emplois et il reste trop dépendant de
l’extérieur.
L’exportation de services est plus difficile que
celle de biens dont le potentiel est d’ailleurs
plus grand. Un service reste un domaine moins
échangeable qu’un bien, à moins de réduire
drastiquement les coûts de transport et de
communication.
Comment contrecarrer l’impact négatif
des rentes exogènes ?
Certains pays du Golfe ou la Norvège ont fini
par comprendre la dynamique à l’oeuvre et
tentent de compenser ses effets négatifs en
allouant la plus grande part possible du gain
supplémentaire à l’investissement plutôt que
de l’orienter vers la consommation.
La contrepartie doit être l’investissement. Il
faut chercher les gains de productivité en
mesure de contrecarrer l’impact de l’afflux de
capitaux exogènes sur les prix.
L’alternative, c’est de jouer avec le taux de
change pour contrecarrer l’appréciation des
prix par une dépréciation de la monnaie. Le
procédé est compliqué, mais envisageable.
Au Liban, c’est l’inverse qui s’est produit.
L’appréciation de la livre a été telle que les prix
sont devenus deux à trois fois plus élevés que
dans le reste du monde. Si elle ne s’accompagne
pas d’une hausse de la productivité,
l’augmentation du taux de change réel provoque
en effet une baisse de la compétitivité.
La troisième piste consiste à augmenter le
niveau de concurrence sur le marché domestique
et d’y améliorer l’environnement des
affaires.
Les aides promises au Liban risquentelles
d’accentuer le mal hollandais ?
Comment éviter que cet argent ne fonctionne
comme une rente ?
L’aide a potentiellement le même effet négatif
sur les prix domestiques que tout autre influx
exogène de capital, et tout dépend de la façon
dont elle est utilisée. Si elle permet d’augmenter
et d’améliorer les capacités productives au travers
d’investissements, elle est favorable. Si au
contraire elle se traduit par davantage de
consommation, publique ou privée, alors elle
ne sera pas très profitable, car son impact
sur les prix domestiques ne sera pas compensé
par une productivité accrue. Dans cette
optique, l’effort de reconstruction doit s’orienter
prioritairement vers la réhabilitation rapide
des infrastructures économiques plutôt qu’à
l’indemnisation des pertes privées. Favoriser
cette dernière catégorie (alors que l’infrastructure
n’est pas remise en état) risque d’entraîner
des pressions inflationnistes et une aggravation
du déficit commercial.
Le risque de comportement rentier existe à
partir du moment où l’aide se perpétue, ce
qui ne semble pas être la direction prise par
les bailleurs à Stockholm.
En quoi la guerre a-t-elle ou non révélé
les dysfonctionnements de l’économie
libanaise ?
La guerre a confirmé la grande volatilité des
recettes touristiques aux chocs politiques et
sécuritaires, ce que les Libanais savent déjà.
Elle a aussi mis en exergue la dépendance des
secteurs commercial et productif par rapport
aux importations de biens et de personnes (travailleurs
syriens et d’Asie du Sud-Est).