Le Liban, pays en crise ? Pas pour les plasticiens. Ce segment de “l’industrie” médicale continue de prospérer en dépit des aléas de l’économie libanaise. Le revers de la médaille : une concurrence déloyale de plus en plus envahissante.

«Regardez ma salle d’attente, elle
ne désemplit pas », constate le
Dr Nabih Sader, président de la
Société libanaise de chirurgie plastique
(SLCP). En dépit de la guerre, de la crise
économique et du manque de visibilité à
court terme, le règne des apparences continue
de rapporter beaucoup d’argent au
Liban et le marché de la chirurgie esthétique
en profite en premier lieu. Pour
Jacques Asmar, directeur de l’agence
Medimex spécialisée dans l’importation de
prothèses orthopédiques et mammaires, « malgré
les attentats, 2005 a été une année
incroyable, mes ventes ont doublé par rapport
à 2004. 2006 aurait pu être encore
plus faste ! Début juillet, l’un de mes
clients avait 15 patients en une seule journée,
dont 11 pour des prothèses en silicone ».
L’impact de la guerre de l’été dernier n’a
pas été aussi catastrophique pour les chirurgiens
qu’on aurait pu l’imaginer. « Les
Libanais n’ont pas réfréné leurs ardeurs,
alors que je m’attendais à un vrai ralentissement,
constate l’un d’entre eux, le Dr Ibrahim
Melki. La demande a même repris en
novembre, qui a été mon meilleur mois
depuis des années. Depuis, les patients
continuent de prendre des rendez-vous sans
savoir si le pays va vers la guerre civile. »
Aucune statistique ne permet de mesurer
réellement le marché de la chirurgie
esthétique au Liban qui regroupe diverses
activités commerciales (importation de
matériel et de produits spécialisés) et purement
médicales (honoraires, frais d’hospitalisation).
Le recoupement de plusieurs
estimations permet, malgré tout, de dégager
une estimation globale : 25 à 30 millions
de dollars, sachant par exemple qu’une
dizaine de milliers de rhinoplasties sont
réalisées chaque année, cette opération du
nez étant l’acte chirurgical de loin le plus
répandu. Un millier de prothèses mammaires
sont implantées chaque année,
selon plusieurs médecins et importateurs
interrogés.
Certains signes témoignent en tout cas de
la bonne santé du secteur, comme la multiplication
du nombre de praticiens.
Aujourd’hui, 91 plasticiens ont pignon sur
rue (dont près de 70 inscrits) à la SLCP,
contre sept en 1980. « Au départ, la chirurgie
reconstructive représentait 80 % de
notre activité, à cause des blessés de guerre,
précise le Dr Sader. À l’heure actuelle,
c’est l’inverse. La chirurgie esthétique
occupe l’essentiel de notre temps. »
L’activité du Dr Joseph Abou Moussa est à
ce titre révélatrice : « 90 % de mon
chiffre d’affaires provient de la chirurgie
esthétique, 10 % du reste, et encore ! »
L’État, qui considère la chirurgie plastique
comme un luxe, bénéficie de cet engouement,
puisqu’il soumet les actes à la TVA.
Ainsi une femme, qui se refait les seins pour
3 000 dollars, verse 300 dollars au Trésor.
Le marché est entretenu par une demande
intérieure continue – l’appétit des
Libanaises pour la chirurgie esthétique se
mesure à l’oeil nu – mais aussi par l’engouement
d’une clientèle étrangère qui
représentait 25 et 30 % de l’activité l’année
dernière, selon différents hôpitaux de
Beyrouth. Cette catégorie de patients, qui
s’est souvent contentée de reporter les
interventions prévues lors de la guerre de
juillet, vient surtout des pays du Golfe (dont
beaucoup de Libanais expatriés qui joignent
l’utile à l’agréable lors de leurs vacances),
mais aussi des États-Unis et d’Europe. Le
Liban dispose de deux atouts pour les attirer :
le savoir-faire de ses chirurgiens souvent
formés dans les meilleures cliniques européennes ou américaines et, surtout,
des coûts très compétitifs, jusqu’à deux fois
moins chers qu’aux États-Unis ou en
Europe. « Pour les patients européens, le
fait que le Liban soit dans la zone dollar est
un avantage supplémentaire, note aussi le
Dr Melki. Et puis ils apprécient l’anonymat
dont ils bénéficient ici… »
La croissance du marché s’explique enfin
par la démocratisation de procédures médicales
simples d’autant plus attractives
qu’elles nécessitent une hospitalisation ou
pas d’hospitalisation du tout (pour les injections)
de courte durée (quelques heures
pour un nez, 24 heures pour une poitrine)
et donc peu de frais supplémentaires pour
le patient (un avantage certain dans un
pays comme le Liban où les actes de chirurgie
plastique ne sont couverts par aucune
assurance privée). Même s’ils pratiquent
des tarifs moins élevés que leurs collègues
européens ou américains, les praticiens
À quoi sert la Société libanaise de chirurgie plastique ?
Fondée dans les années
60 par quatre chirurgiens
libanais, la Société libanaise
de chirurgie plastique
(SLCP) est présidée
par le Dr Nabih Sader
depuis un an et demi. Elle
regroupe près de 70 praticiens
sur tout le territoire,
avec un objectif double :
maintenir le niveau de
formation de chirurgiens,
via des séminaires de perfectionnement
ou de sensibilisation
sur les nouvelles
pratiques, et améliorer
le cadre réglementaire
et éthique en
vigueur. « Au Liban, les
chirurgiens sont libres de
faire ce qu’ils veulent,
déplore le Dr Sader. La
SLCP n’a pas de pouvoir
législatif. Si un médecin
commet une faute professionnelle,
on ne peut
malheureusement pas le
poursuivre. Mais on peut
le discréditer. » Au
Liban, un cadre législatif
– trop limité selon les
professionnels – existe :
deux décrets de la loi du
4 mars 2002, censée
régenter les “pratiques
douteuses” de la chirurgie
plastique, ont été publiés
au Journal Officiel en
juillet 2005. Mais la loi,
qui ne précise pas la
nature même de l’acte
chirurgical, se limite au
renforcement des recours
pour les patients et sur la
qualité des services. À
l’instar du Dr Joseph
Abou Moussa, beaucoup
regrettent donc l’absence
de moyens coercitifs et
de rigueur éthique,
contrairement à la France
par exemple où il officiait
jusqu’en 2001, où l’article
17 du code de déontologie
de 1988 est très
strict : « Personne ne se
sent tenu par nos règles
déontologiques. Face aux
abus de certains médecins,
la SLCP et le ministère
de la Santé ne peuvent
donc rien faire, car il
y a toujours un système
pour contourner la loi. »
D’autant que de nombreux
actes de chirurgie
plastique sont pratiqués
en totale illégalité par des
médecins dont ce n’est
pas la spécialité comme
des dentistes ou des
gynécologues.se rattrapent sur la quantité des interventions,
en élargissant l’éventail de leurs cibles.
Il est d’ailleurs significatif que de plus en plus
de chirurgiens se focalisent désormais sur
des “créneaux” spécifiques : rhinoplastie,
implants mammaires, etc. Les actes les plus
rentables sont les injections de produits permanents
comme le collagène et de produits
résorbables comme le Botox, qui représentent
une vraie manne. Le Dr Ibrahim Melki,
par exemple, réalise entre 300 et 400 injections
de Botox par an. Selon le Dr Joseph
Abou Moussa, certains plasticiens, qui ont
beaucoup misé sur le Botox, gagnent 30 000
à 40 000 dollars par mois. « Ils touchent
1 000 dollars pour deux heures de travail.
Imaginez la fin du mois ! »
Botox & Co., victimes de leur succès
Praticiens et distributeurs
réclament une harmonisation
de la législation
concernant l’importation
des produits utilisés par
les professionnels de la
chirurgie plastique, car
le flou actuel en la
matière aboutit selon eux
à une concurrence
déloyale, certains produits
étant taxés et
d’autres pas. Si le Botox
est enregistré comme un
médicament (il est donc
taxé à 5 % par les
douanes et est exempté
de TVA), d’autres produits
ne bénéficient pas
d’une classification claire.
« Le problème se
pose pour les produits
comme les prothèses
mammaires, qui ne sont
pas des médicaments, et
sont à cheval entre des
produits pharmaceutiques
et des dispositifs
médicaux, estime
Armand Pharès, président
du syndicat des
importateurs de médicaments.
Certains dispositifs
médicaux passent
sans contrôle, d’autres
non, car la nomenclature
des douanes est différente
de celle du ministère
de la Santé. » Le
Parlement a voté une loi
le 21 juillet 2003
demandant au ministère
de la Santé des critères
fiables de classification.
Mais cette loi attend son
décret d’application.
« C’est le flou le plus
complet, regrette Cynthia
Germanos, responsable
de la société Germanos
Medical. Seulement cinq
produits injectables sont
reconnus par le ministère
de la Santé. Ils ne sont
pas enregistrés en tant
que médicaments et sont
donc soumis à la TVA.
Pourtant, il nous faut
quand même passer par
le ministère de la Santé,
comme pour les médicaments,
pour en faire valider
l’importation ! »
Flou autour des douanes et du ministère de la Santé
Le Botox, une marque déposée disponible
sur le marché libanais depuis
1998, est le roi incontesté des produits
injectables résorbables : ses ventes
au Liban doublent d’année en année depuis
2000. Ce produit américain a été conçu à
l’origine pour des traitements neurologiques,
mais il est désormais utilisé aussi
par les plasticiens et les dermatologues. Il
présente des avantages multiples : son
prix de vente a chuté de 420 dollars par
dose en 1998 à 240 dollars aujourd’hui, le
matériel nécessaire aux injections n’est pas
onéreux et sa fréquence d’utilisation garantit
des revenus récurrents (les injections doivent
être renouvelées tous les sept ou huit
mois, sous peine de voir les effets s’estomper).
Ces atouts sont tellement attractifs
qu’ils séduisent des professions qui ne sont
pas habilitées à pratiquer de telles injections
à caractère médical. Les spécialistes sont
concurrencés ouvertement, mais en toute
illégalité, par les esthéticiennes et les instituts
de beauté dont les panneaux publicitaires
et les encarts dans les journaux pullulent.
« Des gens qui n’ont aucun diplôme de
médecine se permettent des actes comme le
“filling” (injection de produits permanents),
ou les injections de Botox, s’insurge le Dr
Nabih Sader, président de la Société libanaise
de chirurgie plastique (SLCP). Ils ne
devraient pas avoir accès à ce type de produits.
La faute incombe au ministère de la
Santé et aux agents de distribution pour
qui ce commerce est très lucratif. »
Interrogée à ce propos, Cynthia Germanos,
responsable de la société importatrice
Germanos Medical, affirme qu’elle fournit
cette catégorie de produits aux seuls professionnels
autorisés. « Nous ne vendons
pas de produits résorbables aux esthéticiennes
qui n’ont pas la compétence pour
les injecter, car il y a des risques d’infection
ou de réaction. D’autant que ces opérations,
si légères soient-elles, doivent se
dérouler dans un cadre médicalisé. »
Tous les importateurs ne sont probablement
pas aussi scrupuleux et certains praticiens
n’hésitent pas à pointer du doigt des
réseaux mafieux. « Les instituts représentent
un business de plusieurs millions de
dollars par an, déclare un chirurgien qui a
requis l’anonymat. Des discussions ont lieu
avec le ministère de la Santé pour lutter contre
ces pratiques illégales. Plusieurs mesures sont
envisageables. Malheureusement, les contrôleurs
du ministère n’osent pas fermer les
centres où se pratiquent illégalement ces injections,
car ils sont protégés politiquement. » En
tout cas, aucun des instituts de beauté contactés
n’a souhaité répondre au Commerce du
Levant.
L’intérêt commercial des produits injectables
résorbables comme le Botox et la
perméabilité du marché libanais ont aussi
entraîné l’apparition dans le pays de produits
bas de gamme, fabriqués en Chine,
en Corée du Sud, au Brésil ou en Ukraine.
Ces copies ne respectent souvent pas les
normes internationales (comme le respect
de la chaîne du froid), mais sont vendues
aux chirurgiens beaucoup moins cher que
le Botox “officiel”. « Les produits chinois
sont facturés 80 dollars la dose au lieu de
240 dollars, souligne le Dr Ibrahim Melki,
mais je n’ai pas confiance dans les produits
chinois. » Pour le patient, le coût de l’intervention
est le même, mais la marge du médecin
ou de l’institut de beauté passe du simple
au triple ! Selon Cynthia Germanos, responsable
de la société Germanos Medical, 40 %
des médecins utiliseraient ces produits douteux
pour augmenter leurs marges de bénéfices.
L’importatrice crie au scandale : sa société
revendique 50 % de parts de marché au
Moyen-Orient pour les implants injectables
permanents (collagène par exemple), mais
déplore un manque à gagner au Liban de
40 % lié à la concurrence déloyale. « Nous
importons des produits italiens de très bonne
qualité, mais ils se fondent dans la masse, car
l’importation de ces substances n’est pas
rigoureuse, regrette-t-elle. On trouve sur le
marché libanais davantage de produits qu’en
Europe, ce qui témoigne du manque de rigueur
dans l’importation de ce type d’articles. De
plus, de nombreux médecins ramènent
directement des produits dans leurs
valises, sans passer par les agents. Ce qui
se passe au Liban est inadmissible ! »
La chirurgie s’invite à la télé
Succès oblige, la chirurgie esthétique a
été récupérée par la télévision. Depuis
septembre 2006, la Future TV diffuse
l’émission “Beauty Clinic”. Le principe est
simple : des candidats ayant besoin d’actes
chirurgicaux lourds sont pris en charge de
A à Z et filmés tout au long du processus.
« L’émission est un soap opera destiné à
une audience féminine de 15 à 50 ans,
explique Ihab Hammoud, PDG d’In Media,
qui produit l’émission pour la Future TV.
Dans la première série de 11 épisodes, 18
cas ont été traités. Chaque épisode coûte
entre 60 000 et 80 000 dollars selon les tarifs
du marché, mais les actes chirurgicaux en tant
que tels ne représentent que 10 à 12 % du
budget de l’émission. Les médecins ne sont
pas payés, leur seule ambition étant de promouvoir
leur activité. » “Beauty Clinic” est
un vrai succès, nous sommes en production
pour une deuxième série. Quelque 4 000
candidats s’étaient déjà présentés à la
sélection fin décembre.