Scénario, réalisation, direction d'acteurs: tiercé gagnant pour une nouvelle fiction sociale signée Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Restent les contraintes… forcément budgétaires.
Combien de films libanais avez-vous vus ces dernières années ?” Posez cette question à une classe de jeunes, vous verrez les yeux s’arrondir et s’effondrer les mâchoires. Le cinéma libanais ? Quel cinéma ? D’accord, ils connaissent en majorité les films de Maroun Baghdadi, certains ont bien été voir “West Beirut” – une production Arte franco-française –, “Beyrouth fantôme” de Ghassan Salhab ou “Aassar” de Samir Habchi… Et se souviennent parfaitement de l’“Histoire d’un retour”, une coproduction franco-russe, sortie en 1994 et réalisée par Jean-Claude Codsi. De “Lettre d’exil”, aussi, le dernier film de Borhane Alaouié qui date de 1990 !
Caricatural ? À peine. Jamais les cinéastes libanais n’avaient été aussi motivés et pourtant, jamais, depuis l’histoire de “notre” cinéma, l’État ne les a autant déçus. Aides publiques, crédits encadrés, cinéfondation, caisse de solidarité, école de cinéma nationale. Rien. Même pas un ouvrage collectif qui serait le moteur d’action et de la pensée cinématographique du pays. Mais les réalisateurs n’en demandent pas tant. Juste un protocole d’accord bilatéral que la France a déjà signé avec l’Égypte, le Maroc, le Burkina Faso… et qui les libérerait d’un système de quotas très astreignant, leur permettant d’être considérés comme films européens.
Ils refusent de baisser les bras. Même si une censure tatillonne s’acharne à coups de ciseaux sur les séquences qui touchent “au pouvoir, au sexe ou à la religion” : la direction de la Sûreté générale ne vient-elle pas de “prendre une décision étrange en coupant 47 minutes” du film de Randa Chahal Sabbag “Civilisés” ?
À la recherche
de 300 000 $
Jean-Claude Codsi, qui enseigne la réalisation cinématographique à l’Institut d’études supérieures de l’audiovisuel (IESAV) de l’Université Saint-Joseph, sait parfaitement que le cinéma intéresse de plus en plus les jeunes sensibles à la réalité bouillonnante d’une société en pleine mutation. Alors, il unit sa voix à celles de tous ceux qui réclament les subventions d’un fonds de soutien, alimenté par une taxe sur les billets d’entrée, comme en France, par un impôt sur la Loterie nationale, comme en Grande-Bretagne, ou simplement financé par l’État comme c’est le cas en Tunisie. «Dans ce pays, quand un film est proposé à la France, il bénéficie au départ de l’avis favorable d’un jury national et d’un budget de plusieurs centaines de milliers de dollars», déplore Alaouié, qui après avoir consacré trois ans à un film sur Gebran tourne la page et se bat aujourd’hui pour son prochain titre : “Al-Harami”. Équation infernale quand on sait que le public attend Alaouié et que le cinéaste, lui, cherche les 300 000 dollars qui manquent au budget !
Réalisateurs libanais cherchent producteurs. Désespérément. Destination l’Allemagne, le Canada, la Belgique. La France, aussi. Pourquoi ? Écoutons plutôt le ministre français de la Culture, Catherine Trauttman, défendre l’exception culturelle : «D’où vient la force des films de Godard, de Begnini, de Pedro Almodovar et de Abbas Kiaroshami ? De l’exploration d’univers personnels ancrés dans leurs propres cultures et irréductibles à des recettes uniformes».
Résultat : «Mille et une productions et les ateliers du cinéma québécois présentent “Autour de la maison rose”», lit-on aujourd’hui sur l’affiche du premier long-métrage de Joana Hadjithomas et de Khalil Joreige, présenté au troisième Festival du film de Beyrouth. Le succès du film était écrit d’avance. Pensez donc, un long-métrage qui mobilise à la clôture du festival près de 400 personnes !
«Il a fallu ouvrir une troisième salle au public enthousiaste», se félicitent nos jeunes réalisateurs qui voient déjà leur avenir en rose. Du même rose que cet ancien palais dévasté par les obus, témoin des années de guerre, qui rend les deux cinéastes déjà célèbres dans les salles de la capitale.
«L’image serait-elle le seul lieu où se nourrit la mémoire ?», commentent en chœur Joana et Khalil.
Deux familles de réfugiés qui squattent une maison. Un propriétaire qui veut édifier un centre commercial. Les bulldozers de la reconstruction. Mounir, Farah, Samia, Maher, Nawal et les autres avec leurs problèmes d’identité, leurs fantasmes amoureux. Les scènes d’intimidation. Les querelles. Un scénario lauréat du concours européen “Sources” qui remporte le prix spécial du jury au Festival de Montpellier. Et vingt-trois interprètes qui privilégient la légèreté du ton, l’humour et l’émotion à la cruauté d’une situation absurde qui les désespère.
Des taxes au kilo
Le scénario, salué par les uns, applaudi par les autres, ne suscite que des critiques favorables. Qu’importe alors que le film soit une coproduction libano-franco-canadienne ? C’est vrai qu’il a bénéficié d’une aide de 15 000 dollars du ministère libanais de la Culture. Un geste symbolique d’encouragement, pas plus, murmure-t-on dans les coulisses ; dont le tiers est récupéré par le service des douanes de l’aéroport, puisque le film, considéré comme un bien matériel, est taxé au kg : 130 fois 52 000 LL !
C’est dire que tout n’a pas été facile dans cette aventure dont l’écriture s’est faite à deux mains. À deux voix aussi, qui d’un même accord ont dit non au mécénat, préférant modeler une structure d’entreprise à capital-risque proposée à des participants libanais : Djinn House et Infi Gamma. Objectif : assurer la quote-part minimale de 20 % d’un budget de près d’un million de dollars. Un budget largement soutenu par les autorités françaises, l’Agence nationale de la francophonie (300 000 FRF), Canal Horizons, et bien sûr, un abonné toujours présent, Canal Plus. Montant du chèque : 2,5 millions de FRF. Ces préachats de films “français” – retenez bien le terme – représentent 9 % du chiffre d’affaires de la chaîne cryptée ; une manne de 800 millions de FRF qui a permis l’an dernier de présenter 111 films français aux abonnés toujours friands d’œuvres diversifiées.
Ligne éditoriale ? Ne rêvons pas. Toutes ces largesses ne sont pas gratuites. Retour à l’affiche : des chefs de poste tous français. Frédéric Bernard signe le décor mystérieux de la “Maison rose”. La musique du film est de Robert Lepage. Et retenons les noms de Pierre David pour l’image, Ludovic Hénault pour le son, Tina Le Gall pour le montage. Des contraintes nécessairement respectées au même titre que le doublage du film qui ne passera pas en VO (version originale, arabe) dans les salles de Montréal ou de Paris.
Le film français :
5 % du marché
Résignés ? Les cinéastes libanais seraient-ils devenus comme les interprètes du film «qui rangent leurs modestes effets avec leurs rêves déçus», sachant parfaitement, pour l’avoir beaucoup entendu, que sans un système de financement et d’aide publique, la part de marché du film français serait tombée à 5 % et n’aurait jamais connu les bénéfices de 1,5 milliard de FRF, cette année…
«Résister avec acharnement jusqu’à ce que l’État réponde à nos revendications : un fonds de soutien doté d’une administration capable de le gérer à tous les niveaux. De la production jusqu’à la diffusion». Alors va pour une économie du cinéma “administrée” ? «Pourvu qu’elle impose notre survie», répondent les plus optimistes. Et Alaouié allume une dernière cigarette, descend d’un pas lourd les longues marches de l’IESAV, le regard résolument tourné vers l’avenir. Coupez !