Café Germanos, près du campus Huvelin de l’Université Saint-Joseph. Inaam Sfeir prépare le plat du jour, un foul délicieux, son éternel tablier bleu en guise de tenue de chef. César, lui, son fils et patron, est de mauvaise humeur. « Ma mère, je l’adore, mais parfois elle me tape sur les nerfs. » Que se passe-t-il encore entre ces deux-là, toujours à se chamailler comme chiens et chats ? « Elle travaille trop. Je m’inquiète pour elle. Elle ne m’écoute jamais. » César part en cuisine, maugréant. Inaam, elle, se réfugie derrière le bar. Décidément, l’ambiance est à la morosité. « Travailler en famille, c’est génial en termes de confiance et de proximité. Mais, c’est aussi une servitude. Que dire à sa mère quand on n’est pas d’accord professionnellement ? J’ai besoin de m’émanciper pour revenir à des relations familiales saines » Dans la besace de César Sfeir, de nouvelles idées : l’aménagement du Café Germanos d’Achrafié ; la transformation du restaurant de Feytroun (Kesrouan) que tient son père. « Je veux conserver l’esprit familial, tout en le professionnalisant. Mais ma mère estime que c’est inutile. » Alors, il planche en catimini sur des menus plus modernes, ou l’ouverture d’un autre restaurant en solo. « Je n’en parle pas encore. Je sais déjà ce que ma famille dira de mes projets : Pourquoi changer alors que notre “petite affaire” fonctionne ? »
Au Liban, travailler en famille est presque la règle. Pour beaucoup, les avantages d’un tel management des ressources humaines sont réels : confiance, proximité en sont les mots-clefs. Pas de doute ainsi pour Jad Hatem, 32 ans et, depuis 2000, associé au sein de BECA, le cabinet d’audits et de conseils créé par son père, Habib, en 1982 : « Nous partageons des valeurs communes. Cette complicité peut aussi se retrouver chez des collègues, mais cela mettra plus longtemps à se construire. » D’autant que lorsqu’on est le “fils de”, reprenant l’entreprise paternelle, se greffe un sentiment de fierté à prolonger l’œuvre paternelle. « Lorsque mon père a songé à la retraite, je vivais en France sans l’envie de revenir. Mais l’idée de voir l’entreprise, que mon grand-père avait créée en 1943, cesser son activité… Je suis rentré pour aider mon père », explique Élie Kachouch, directeur des établissements ELC, une entreprise de dédouanage, de manutention et de transport d’une vingtaine d’employés. Sentimentale, l’anecdote ? Pas si sûr. Car elle dit aussi l’importance d’une réputation attachée au nom familial. Une réputation qui se confond avec l’image de marque de l’entreprise elle-même. Élie Kachouch ne s’y trompe pas quand il explique, regardant le certificat jauni de dédouanage de son grand-père, qui trône dans son bureau : « Les douanes sont un monde compliqué. Mais mon père nous a laissé un nom sans tache. Il s’est battu pour que vive l’entreprise, la reprenant lui-même alors qu’il n’avait que 17 ans, à la mort de son père. Fallait-il tout perdre ? Avec nous, travaille toujours un employé présent du temps de mon grand-père…»
Pour autant, des inconvénients peuvent vite surgir d’une pareille osmose. Parmi les risques les plus évidents : ne pas savoir séparer vie professionnelle et vie personnelle. Marie-Joe Raidy, directrice artistique au sein du groupe Raidy Printing, 200 employés, fondé par son père, Joseph, en 1973, le sait mieux que personne : « Les vôtres ont tendance à demander toujours plus en termes d’implication ou de présence au travail. Rien n’est jamais assez. C’est pourquoi j’ai beaucoup d’admiration pour ma mère qui est parvenue à maintenir l’équilibre familial. Elle nous interdit de parler boulot après avoir franchi le seuil de la maison. C’est sain, sinon on risquerait d’y perdre le sens de la famille. » Pour Marie-Joe Raidy, les limites entre vie privée et professionnelle manquent de clarté. « Mon métier ne s’arrête pas à la porte de l’entreprise. C’est parfois un esclavage. C’est aussi le moteur de ma vie. Et c’est cela que je demande à tous dans mon travail, famille ou pas. »
Autre danger : l’arrivée de la jeune génération aux commandes. « Mon père à la retraite ? C’est impossible. Il ne s’en remettrait pas », affirme Jad Hatem. Si l’on peut comprendre l’attachement du fondateur à son entreprise, cela empêche cependant la nouvelle génération de se former aux responsabilités. « Mon père accepte que j’intervienne dans des domaines, comme l’informatique, où il sait ses limites. Mais il continue à tout vouloir contrôler. Pour qu’une cohabitation se passe bien, le père et le fils doivent faire des concessions. Pour l’heure, j’ai plus souvent l’impression d’en réaliser que lui », affirme Jad Hatem, dans un grand sourire. Avant d’ajouter : « Les fonctions de chacun doivent être clairement délimitées. À moi l’opérationnel ; à mon père la représentation et le développement. »
Autrement, le conflit pourrait bien exploser. Pour l’éviter, Élie Kachouch, d’ELC, pense connaître la recette-miracle : « Mon père a su me faire confiance. Il m’a donné toute mon autonomie, autant pour me former que pour diriger l’entreprise. On s’engueule parfois. Dans les bureaux, ça hurle jusqu’à terroriser nos employés. Mais cela n’a atteint jamais notre lien filial. Peut-être parce que nous connaissons le prix à payer : en 2000, mon père qui travaillait avec son frère se sont séparés. Cela ne s’est pas fait sans blessures. J’ai des cousines que je ne vois plus… »


Travailler en famille

Les plus
• Proximité dans les relations humaines qui rend plus rapide la prise de décision.
• Équipe impliquée vers un but que tous les membres partagent.
• Stabilité de l’équipe managériale et du noyau actionnarial.
• Probité du nom de famille qui se confond avec les valeurs de l’entreprise.

Les moins
• Absence de distinction entre vie privée et professionnelle. Les conflits familiaux qui rejaillissent sur l’entreprise (ou inversement).
• Difficulté pour les enfants à donner des ordres à leurs parents ou pour le père à laisser ses enfants prendre la relève.
• Favoritisme familial : pas de remise en cause de la légitimité des membres de la famille face à des managers “étrangers” dont les compétences pourraient les déclasser.