L’affichage publicitaire est sans conteste le média à l’impact le plus direct : il est impossible d’y échapper, contrairement à la publicité télévisée ou écrite. Le consommateur, passif, enregistre les messages qui défilent le long de la route. Ironie du sort, les embouteillages, très importants au Liban, améliorent encore la pénétration de ce média auprès des populations. Cette efficacité explique l’essor important du média en question : alors que la télévision ou la presse écrite ne connaissent pas de croissance significative, la publicité en extérieur croît en moyenne de 15 % par an en termes de dépenses. Plus de 20 millions de dollars de dépenses publicitaires y ont été consacrées en 2007, représentant 20 % des dépenses publicitaires totales. Le nombre de panneaux installés a aussi connu un essor fulgurant (16 000 panneaux estimés aujourd’hui contre seulement 5 000 en 2000). Mais la qualité ne suit pas. L’absence totale de réglementation, malgré l’existence d’une loi de 1996, diminue sensiblement l’impact de ce média. Les leaders du marché tentent d’y remédier en proposant des stratégies toujours plus ingénieuses.
Il existe plus d’une trentaine de sociétés d’affichage au Liban. Elles contribuent, grâce à leur diversité, au dynamisme de ce secteur. Elles se répartissent le marché de la façon suivante : Les Affichages Pikasso, GroupPlus, Privilège et Elephant sont les sociétés qui dominent le segment des panneaux de 4 mètres sur 3, qui représentent 87 % des panneaux existants ; tandis que le Réseau TreeAd est leader des panneaux 14x4 qui représentent 8 % du marché et sont aussi appelés unipoles. Arrivent ensuite une trentaine de petites sociétés locales au rayonnement et au nombre de panneaux très limités. Elles se concentrent dans des zones restreintes, comme al-Janoub Press, présente uniquement dans le sud du pays, et mènent en général des campagnes de petites envergures.
Lorsque ces compagnies disposent d’un nombre vraiment restreint de panneaux (inférieur à 30 faces), elles louent leur support à des régies publicitaires. Ces dernières parviennent ainsi à former des réseaux d’affichage en rassemblant plusieurs petites compagnies. C’est par exemple le mode de fonctionnement de la Régie libanaise de publicité (RLP) qui, sans posséder aucun panneau, dispose de 700 à 800 faces louées.
D’autres supports, minoritaires en nombre, sont en train de se développer : les “rooftops” (2 %), il s’agit de grands panneaux disposés sur les toits des immeubles ; les camions publicitaires ou encore les publicités s’étendant sur toute la façade d’un immeuble. Ces supports d’exception ont un impact supérieur sur les consommateurs. Ils ouvrent de nouvelles possibilités aux campagnes de publicité, qui se font de plus en plus inventives.
Mais cette croissance tend aujourd’hui à la surenchère. Ce sont les panneaux de 4 mètres par 3 qui sont jugés responsables de la majorité de la pollution visuelle. Depuis 2000, les prix auraient été divisés de moitié, bien qu’ils soient extrêmement volatils. Après chaque attentat, par exemple, les prix ont chuté pour deux semaines avant de retrouver un niveau à peu près normal variant pour un 4x3 de 55 à 300 dollars, selon l’emplacement et la qualité. La logique qui domine aujourd’hui le marché est celle du remplissage systématique du paysage, sans aucun principe d’aération et d’intégration urbaine. L’anarchie fait loi.
Il existe pourtant une loi réglementant l’affichage, qui date de 1996 (décret 8865). Elle impose un espacement minimum entre chaque panneau et entre les panneaux et la route ; interdit certains emplacements spécifiques comme les bâtiments historiques et touristiques, ou encore les lampadaires ; et limite à 10 % la proportion de panneaux pouvant appartenir à un même afficheur au sein d’une même municipalité. Appliquée pendant un temps, cette loi n’est plus respectée depuis 2000. Tous les panneaux existant ont pourtant un permis. Techniquement, ils sont légaux.
En fait, un certain nombre de municipalités accordent les permis d’afficher selon leurs propres critères, faisant le jeu des politiques et des intérêts personnels. En théorie, le prix d’un permis est fixe, mais des sommes variables circulent sous le manteau. Chaque municipalité pratique ses propres tarifs, qui changent pour chaque compagnie en fonction des affinités politiques. Pour ménager leurs relations, les sociétés d’affichage ne peuvent refuser d’afficher les campagnes politiques des uns et des autres, sous peine de subir des sanctions.
Par exemple, la route de Dora, emblématique du chaos actuel, est gérée par deux municipalités distinctes : celles de Bourj Hammoud et de Bauchrié. La première rejette la faute sur la seconde, la seconde refuse de répondre à nos questions.
La saturation du paysage est surtout flagrante sur les grands axes autour de Beyrouth, telle l’autoroute Dora-Dbayé. Le reste du pays est inégalement couvert par les réseaux des différentes sociétés. La population est la première à se plaindre de la dégradation éhontée du paysage, mais elle n’est pas la seule. Les sociétés d’affichage souhaitent, elles aussi, une réduction du nombre de panneaux d’environ 15 %. Tony Khouri, de GroupPlus, déclare même avoir suspendu tout projet d’expansion avant que le problème de la réglementation du marché ne soit résolu. En effet, les sociétés d’affichage subissent le contrecoup de cette fuite en avant : au départ, bénéficiaires de la croissance du marché, elles souffrent aujourd’hui de la baisse drastique des prix et de la qualité défectueuse des services proposés. Il leur faut rogner toujours plus sur leurs marges pour rester compétitives. Surgit alors le problème du maintien de la qualité à des coûts toujours plus dérisoires.
Une étude menée par Ipsos Stat en 2004 montre ainsi que seulement 15 % des panneaux sont illuminés : 85 % des panneaux existants sont invisibles une fois la nuit tombée. De plus, 7 % des panneaux ne sont que partiellement visibles car obstrués, soit par un autre panneau, soit par un élément du paysage. Enfin, 16 % des panneaux ne sont pas placés dans le sens du trafic, ce qui réduit sensiblement leur visibilité. Les panneaux sont nombreux certes, mais leur efficacité est très variable. Impossible, dans ce contexte, pour les annonceurs de faire confiance aux chiffres. Une multitude de panneaux mal disposés est de peu d’utilité face à quelques panneaux aux emplacements stratégiques. Ici, tout se joue à la réputation.
Les grands groupes dénoncent régulièrement les petites sociétés, appelées familièrement “boutiques”. Ce sont elles qui sont considérées comme responsables de l’état actuel du marché, pour avoir été les premières à enfreindre la loi. Certains parlent même de prostitution de la profession. D’autres exonèrent les afficheurs pour incriminer les municipalités qui accordent les permis de façon abusive. Au final, tous, petits et grands, sont obligés de se battre pour rester compétitifs dans cette véritable guerre de position. Antonio Vincenti, PDG des Affichages Pikasso, déclare : « Les gens du métier qui ne respectent pas la loi nous obligent à être sans cesse sur le fil, tout en essayant de rester dans la légalité, mais, ici, la limite est très étroite. » Il est par exemple interdit de disposer des panneaux sur un tournant. Mais la notion de tournant est discutable. Une intersection est-elle un tournant ?
La situation actuelle pose un problème de taille aux sociétés d’affichage soucieuses de maintenir un service de qualité : comment se démarquer de la masse de panneaux qui envahit les routes ? Comment maintenir son statut de leader sans pour autant entrer dans le jeu généralisé de la surenchère ? Qualité et quantité s’excluent-elles ici mutuellement ? Différentes stratégies existent pour se distinguer du lot.
Le Réseau TreeAd se dit numéro un sur le marché, non pas en termes de nombre de panneaux disponibles, mais en raison de la qualité de ses prestations. Il est spécialisé dans l’affichage de grande envergure, dédaignant volontairement les 4x3, à l’impact nul, selon Carole Hélou, responsable de clientèle chez TreeAd. Son réseau est savamment étudié : un minimum de panneaux pour un maximum d’efficacité. Chaque année, les 250 emplacements sont réévalués pour assurer un impact optimal. De plus, un service après-vente mesure les effets des campagnes publicitaires ayant choisi le réseau. Cette politique commerciale permet à TreeAd de réduire les effets contre-productifs de la surenchère actuelle.
Quant aux Affichages Pikasso, l’accent est là aussi mis sur la qualité. Ce sont des détails qui font la différence : ne proposer que des panneaux illuminés ou maintenir les structures métalliques propres et agréables à l’œil. Le prix d’un panneau de piètre qualité peut descendre jusqu’à 25 dollars par mois en basse saison ; tandis que le prix d’un panneau appartenant à une compagnie proposant un service haut de gamme peut atteindre les 300 dollars. Toutefois, la quantité est garante de la qualité, selon Antonio Vincenti. En effet, le volume permet des rentrées indispensables au financement de la qualité. Car la majorité des annonceurs continue de préférer les campagnes directes aux messages clairs : “2 pour le prix d’un”, “Soldes de 50 %”, “25 % du produit offert”. Mais pour rester compétitif sur le marché, il faut réduire toujours plus les marges.
Toutes les compagnies sont donc d’accord pour dire que, à long terme, la solution ne réside que dans l’application impartiale de la loi pour réguler le marché de la publicité en extérieur. La formation d’un syndicat des afficheurs est à l’étude… depuis 1943. Il permettrait à ces derniers de faire pression d’une seule voix sur le ministère de l’Intérieur et des Municipalités afin que des mesures concrètes soient prises.