« Les idiots ne connaissent pas la complexité ; les experts l’évitent ; les génies l’éliminent. » La phrase d’Alan Perlis, gourou américain de l’Internet, figure en signature des e-mails d’Henri Asseily. Et à écouter ce jeune homme, à l’allure sportive et assurée, on serait plutôt tenté de le classer dans la troisième catégorie. Il est en effet le cofondateur de Shopzilla.com, l’actuel numéro un mondial des comparateurs de prix en ligne lancé à Los Angeles en 1996 et revendu en 2004 pour 525 millions de dollars. Il y a deux ans, il s’est réinstallé à Beyrouth.
À l’heure où les inquiétudes s’amplifient autour de la fuite des cerveaux libanais et où les investissements nationaux dans les NTIC sont faibles – voire inexistants –, le choix a de quoi surprendre. « Je sais que le contexte n’est pas propice au développement des nouvelles technologies », admet-il. Mais la nature de son activité, dématérialisée par excellence, lui permet d’être chez lui partout où il peut se connecter au Web. Il a donc choisi de se rapprocher de sa famille pour des raisons à la fois personnelles et professionnelles : il développe avec son frère Carl un produit d’éco-développement destiné à la construction.
Mention passable
Né au Liban en 1970, Asseily quitte le pays avec sa famille six ans plus tard, après le déclenchement de la guerre. Direction Londres, puis Paris. C’est là qu’il poursuit ses études et passe un baccalauréat scientifique. « Trop de gens pensent pouvoir se passer des maths, mais dans mon domaine, elles sont la base de tout. » La suite de l’histoire se passe aux États-Unis. Il décroche un BA en mathématiques et économie à l’Université de Pennsylvanie qu’il complète avec un MBA de création d’entreprise. C’est alors qu’il rencontre Farhad Mohit, un camarade de classe d’origine iranienne avec lequel il commence à rêver Shopzilla.
1995. Premiers balbutiements de l’Internet et préhistoire du commerce en ligne. AmazonBooks (futur Amazon.com) vient de commencer à vendre des livres. « C’était vraiment “le wild west” ! s’enthousiasme encore Henri Asseily. Personne ne comprenait rien à l’Internet, mais tout se développait très vite. À l’université, Farhad et moi étions parmi les premiers à avoir accès à un serveur Web. On ne savait pas trop quoi en faire, mais on trouvait ça génial. » Très vite, les deux amis acquièrent une excellente compréhension de l’environnement technologique et prennent conscience du potentiel de ce nouvel outil.
En guise de mémoire de fin d’études, ils rédigent un business-plan. Ils y exposent l’embryon de ce que deviendra plus tard Shopzilla : un système d’évaluation des boutiques en ligne qui permet aux acheteurs potentiels de tester la crédibilité des vendeurs. La logique est classique – mais imparable : thèse (le commerce en ligne a un potentiel de développement énorme), antithèse (les doutes des acheteurs quant à la fiabilité des vendeurs freinent sa croissance), synthèse (pour crédibiliser les vendeurs, il faut pouvoir les évaluer). Leur travail reçoit tout juste une mention passable.
Smileys et algorithme
En septembre 1996, convaincus de voir juste, ils montent quand même leur entreprise. Le bébé s’appellera d’abord Bizrate, pour business-rating. Entre-temps, ils ont approfondi leurs intuitions estudiantines : « Avec l’aide d’un professeur de marketing, nous avons compris que nous pouvions tirer des revenus de la vente d’études de marché plutôt que du simple affichage de publicités », explique Henri. Les évaluations recueillies auprès des acheteurs seront donc également proposées aux vendeurs moyennant finance.
Les smileys de couleurs qui composent l’échelle d’évaluation de Bizrate deviennent vite une référence : conviviaux, faciles à comprendre et immédiatement reconnaissables, ils sont en quelque sorte une signature “maison”. L’autre atout de la société s’appelle shop-rank, un algorithme qui permet de classer les vendeurs en fonction de 180 critères (prix, rapidité de livraison, service après-vente…).
Deux ans après sa création, Bizrate emploie une dizaine de personnes et commence à lever des fonds : en 1998-1999, la société recueille plus de 26 millions de dollars auprès d’investisseurs en capital-risque… alors même que son chiffre d’affaires est maigre et ses profits quasi inexistants ! Flairant une troisième révolution industrielle, les investisseurs ont en effet une foi aveugle dans les NTIC. « Nous étions une start-up qui brûlait du cash », commente Henri Asseily.
Le concept évolue encore et la société lance un moteur de recherche de produits spécialement conçu pour le shopping en ligne. En février 2000, Henri et Farhad lèvent 50 millions de dollars supplémentaires et s’apprêtent à entrer en Bourse. C’est deux semaines avant l’éclatement de la bulle Internet qui ravage le secteur des télécommunications et de l’informatique : sur les marchés d’actions, les valeurs technologiques sont en chute libre.
75 millions de dollars de perte
Entre 1999 et 2002, Bizrate enregistre une perte de 75 millions de dollars en développant ce nouveau marché, tandis que les effectifs de l’entreprise sont divisés par trois. « Fin 2002, il ne nous restait plus que deux millions de dollars et deux semaines à vivre », se souvient Henri. Mais grâce à une gestion extrêmement rigoureuse, l’équilibre est rétabli de justesse.
L’activité redémarre de plus belle et, à partir de ce moment, les revenus de la société doublent d’une année sur l’autre. Bizrate devient le numéro un des comparateurs de prix aux États-Unis et se lance à la poursuite de Kelkoo, numéro un sur le marché européen. Plus de 15 millions d’internautes visitent le site chaque mois. Enfin, c’est le succès. En 2004, Bizrate change de nom et devient Shopzilla. Le chiffre d’affaires annuel est d'environ 67 millions de dollars. Les investissements en recherche et développement permettent de le porter à 155 millions l’année suivante, avec des bénéfices supérieurs à 40 millions de dollars, soit une marge autour de 27 %. Henri Asseily et Farhad Mohit vendent leur société au groupe de médias américain E.W.Scripps pour 525 millions de dollars. La part qui revient en propre à Henri ? « Confidentiel ! » Depuis, Shopzilla a continué de croître, avec un revenu annuel supérieur à 200 millions de dollars.
La vente a lieu quelques semaines après le rachat du comparateur Shopping.com par eBay pour 620 millions de dollars. Quelque temps auparavant, Yahoo! s’était offert le sien en s’emparant de Kelkoo. Henri et Farhad ont donc senti que le moment était venu de tourner – très confortablement – la page. « Nous avions fait le tour de cette activité. Nous étions passés de trois à 350 personnes, avec plein d’inventions à la clé. C’était suffisant. »
Nouveau concept
Henri quitte alors Los Angeles pour le Liban, en tant que stratège pour la société Telnic dont il est l’un des actionnaires, aux côtés d’investisseurs internationaux. Basée à Londres où elle emploie une vingtaine de personnes, Telnic a investi plusieurs dizaines de millions de dollars pour le développement d’un nouveau concept : le “.tel”.
Il s’agit d’un nouveau code de domaine sur Internet, à l’instar des .com, .org, .lb, etc. Le .tel a été enregistré auprès de l’ICANN (Internet Corporation of Assigned Names and Numbers), l’organisme chargé de la gestion des noms de domaine. Telnic en a déployé toute l’infrastructure, établi les règles de fonctionnement, sachant que la communauté du Web sera invitée à contribuer au développement de ses logiciels en “open source”. Les .tel seront vendus à des sociétés spécialisées dans la commercialisation de noms de domaine. « Nous ne pouvons pas vendre directement aux entreprises et aux particuliers, car il faut faire jouer la concurrence. » Les .tel seront mis sur le marché en deux phases, une première de deux à trois mois pour les marques déposées et les noms particuliers. Telnic les cédera à plus de 300 dollars pour une période de trois ans, le prix public étant fixé par les revendeurs. Ensuite, le prix standard prévaudra autour de 15 dollars, prix public par an.
En achetant le nom de domaine “untel.tel”, tout un chacun disposera d’une fiche signalétique sur laquelle il pourra faire apparaître ses coordonnées, son activité, sa localisation, des liens pointant vers son site personnel... Bref, les basiques nécessaires pour entrer en contact avec lui. L’avantage ? Pour son propriétaire, le “.tel” sera « beaucoup plus simple d’utilisation qu’un site ou qu’un blog », explique Henri Asseily. Les données seront modifiables à tout moment, en quelques clics. Pour l’internaute qui cherche les coordonnées de Monsieur Untel, le concept est censé faire gagner du temps : sans publicité, sans photos, l’interface du “.tel” est réduite au minimum. Asseily espère que cet outil de communication minimaliste qui surfe sur la vague du Web participatif – le fameux Web 2.0. – créera un nouveau marché lucratif.
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