En 2006, le monde comptait quelque 9,5 millions de grandes fortunes, selon l’édition 2007 de l’enquête “World Wealth Report” réalisée par Cap Gemini et Merrill Lynch. Quant aux très grandes fortunes, ces fameux HNWI (Ultra High Net Worth Individuals), soit des particuliers disposant d’un patrimoine financier de plus de 30 millions de dollars, leur nombre avoisinait les 95 000 (+11,3 % par rapport à 2005). Cumulés, les avoirs de ces deux segments de clientèles représentaient 37 200 milliards de dollars, soit une progression de 11,4 % par rapport à 2005. « La création de richesse est de plus en plus rapide. Même si le rythme n’est pas identique pour tous les continents, les grandes fortunes privées des pays émergents connaissent une croissance continue et un flux important d’actifs », explique Youssef Dib, responsable mondial de la clientèle HNWI, au sein de la division banque privée de la BNP Paribas à Paris. Sur les 250 milliards de dollars d’actifs gérés par cette division, Youssef Dib supervise le placement des quelque 60 milliards de dollars du segment des multimillionnaires. « Dix pour cent de nos clients sont asiatiques, de Singapour ou d’Inde notamment ; 5 % viennent du Moyen-Orient, des pays du Golfe en priorité. »
Très prospère, ce secteur est un maquis difficile à appréhender. Impossible de savoir, par exemple, combien d’acteurs y interviennent : les grands réseaux bancaires ont certes tous développé des divisions banques privées. Mais à côté de ces mastodontes, on trouve aussi bien des centaines de petits cabinets de conseils en investissements, des bureaux de gestion de fortune, voire des indépendants, gérant les fonds de très riches familles. Pour Nicolas Sarkis, fondateur, avec l’un de ses anciens partenaires de chez Goldman Sachs, d’AlphaOne Partners, une société financière indépendante londonienne, l’histoire même de l’activité explique son extrême diversification. « C’est sans doute le secteur de la finance le moins professionnalisé. Le côté “argent caché pour raisons fiscales en Suisse” a longtemps prévalu. Les clients étaient davantage intéressés par l’absolue discrétion de leur banquier que par leurs résultats concrets. Aujourd’hui toutefois cette clientèle exige plus de sophistication dans les produits financiers mis à sa disposition. Elle réclame également une personnalisation des services fournis. Ce qui explique que le secteur de la gestion de fortune soit en pleine restructuration. » Et ce, d’autant que le secret bancaire subit désormais les attaques des autorités européennes ou américaines, qui ne tolèrent plus, depuis les attentats de 2001, le manque de coopération des banques.
Comme dans les autres secteurs de la finance internationale, certaines figures incontournables de la banque privée sont libanaises ou d’origine libanaise. « Dans le cas de la gestion de fortune, la présence des Libanais s’explique peut-être par le fait qu’ils présentent souvent les multiples qualités nécessaires à un bon banquier privé : être un remarquable commercial en même temps qu’un talentueux analyste », suggère Youssef Dib, de la banque privée BNP Paribas.
Une première génération de Libanais a d’abord marqué les années 70-80, à l’image de Vatché “Bob” Manoukian, 58 ans, un Arménien dont la famille s’est installée à Beyrouth au début du XXe siècle. Bob Manoukian a longtemps été le courtier personnel du prince Jefrei de Brunei. Comme nombre de ses pairs, il se veut d’une discrétion sans faille. Au Royaume-Uni où il vit depuis une trentaine d’années cependant, la presse estime sa fortune personnelle à quelque 300 millions de livres avec de nombreuses propriétés immobilières aussi bien en Angleterre qu’aux États-Unis. Le magazine Forbes le classait même, en 2004, au 90e rang des 100 plus grandes fortunes britanniques. En 1998 pourtant, Bob Manoukian et son frère Rafi brisaient le secret professionnel en portant le différend qui les opposait au prince Jefrei devant la Haute Cour de Londres. Les Manoukian accusaient leur client de ne pas avoir tenu ses engagements dans deux projets immobiliers d’envergure, estimant leurs pertes à 15 milliards de dollars. L’affaire avait fait grand bruit. C’était la première fois que des courtiers osaient accuser publiquement l’un de leurs clients. La personnalité même du prince Jefrei, connu pour son libertinage, avait aussi contribué à allécher la presse. Son frère, le prince régnant de Brunei, transigera vite avec les Manoukian pour ne pas voir le nom de sa famille bafoué dans les médias.
À l’image des Manoukian, un autre Libanais se distingue sur ce secteur : Camille Chebeir, président de Sedco (Saudi Economic and Development company), le fonds d’investissements, en accord avec les principes islamiques, de la famille saoudienne ben Mahfouz. Basée à Djeddah, en Arabie saoudite, Sedco n’emploie que cinq collaborateurs, dont le travail se focalise sur le financement de projets immobiliers de grande envergure (complexes hôteliers, résidences de luxe…) : pas moins de 300 propriétés éparpillées dans quelque 18 pays. On estime, mais aucun chiffre officiel n’est disponible, que ces transactions représentent un montant annuel d’un milliard de dollars d’investissements.
À partir des années 2000, la banque privée démarre sa mutation, avec l’émergence de petites structures, des « boutiques » (ou “Family offices”) qui entendent personnaliser les conseils offerts à un cercle d’investisseurs restreints. Là encore, les Libanais investissent ce marché. « Même les banques les plus prestigieuses sont devenues des plates-formes de distribution de produits. Les investisseurs privés cherchent autre chose. Ils sont trop grands pour être traités comme de simples clients privés, mais ne veulent pas construire une équipe dédiée parce que c’est lourd à gérer, compliqué et très coûteux », avance ainsi Nicolas Sarkis. Avec un maximum de 50 clients dans son portefeuille, un ticket d’entrée autour des 10 millions de dollars, le fondateur d’AlphaOne Partners estime avoir trouvé la formule idéale.
Mais, comme l’ensemble du secteur financier, la gestion de fortune commence à pâtir de la crise financière mondiale. La baisse d’environ 10 % des marchés d’actions depuis le début 2008 affecte aussi les actifs des millionnaires ou milliardaires, qui, du coup, se tournent vers des placements monétaires à plus faible rendement, qu’ils estiment plus sûres. Les profits des gestionnaires des banques privées rétrécissent alors d’autant. Les analystes parient désormais sur un repli de 5 à 15 % environ des bénéfices avant impôts des banques privées.