Jacob, Edmond et aujourd’hui Joseph. L’histoire de la famille Safra ressemble à celles des grandes dynasties de la finance à l’image des Rothschild ou des Rockefeller. Aujourd’hui, c’est Joseph, 68 ans, qui règne sur le Groupe Safra, un poids lourd de la finance mondiale : 135,2 milliards de dollars d’actifs en 2007.
Cette success-story a débuté, il y a 88 ans en Syrie. À la fin du XIXe siècle, la famille Safra est une enseigne incontournable du commerce de l’or dans tout l’Empire ottoman. En 1920, Jacob, le père d’Edmond et de Joseph, met cette position à profit et fonde la banque d’affaires Safra & Frères à Alep. Jacob bâtit sa réussite sur le financement des caravanes de chameaux. Au cours de ces dix premières années d’existence, la banque élargit son activité au financement des infrastructures industrielles, alors en plein développement au Proche-Orient (chemin de fer, pétrole, électricité…), et se spécialise dans les échanges commerciaux entre le Moyen-Orient et l’Europe.
En 1932, les affaires vont si bien que Jacob Safra, le patriarche, ouvre ses premières succursales à Istanbul, à Alexandrie et à Beyrouth. La capitale libanaise restera le siège de la banque d’affaires familiale (Jacob Safra Maison de banque) jusqu’aux années 60. Elle est connue aujourd’hui sous le nom commercial de Banque de crédit national. C’est aussi à Beyrouth que naissent Edmond, Moïse et Joseph Safra.
Mais avec la création de l’État d’Israël, la région en ébullition, la famille Safra doit quitter le Liban en 1949. Direction Milan, puis le Brésil en 1952. Jeunes hommes d’affaires entreprenants, les trois frères y fondent la Banco Safra en 1956, qui pèse aujourd’hui quelque 5,6 milliards de dollars. Moïse et Joseph restent à São Paulo tandis qu’Edmond, lui, part en Europe pour fonder une banque privée en Suisse, la Trade Development Bank. Dix ans plus tard, en 1966, il s’attaque au marché américain en créant une banque de détail, la Republic National Bank of New York. Dans les années 80, il acquiert également la banque israélienne Leumi, première banque d’envergure internationale de l’État juif. L’empire Safra gagne les continents les uns après les autres.
En 1999, Edmond – qui n’avait pas d’enfants – vend ses avoirs bancaires de la Republic National Bank of New York au groupe britannique HSBC (les recettes étant allées en partie à des œuvres de bienfaisance) pour 10,3 milliards de dollars. Alors que la transaction n’est pas encore finalisée, Edmond Safra décède à Monaco dans des circonstances encore troubles. L’un de ses domestiques avouant avoir incendié sa demeure, pour ensuite sauver son patron des flammes et ainsi recevoir le prix de son héroïsme.
Son frère Joseph prend alors la relève à la tête du Groupe Safra qui compte 3 800 employés à travers le monde. Joseph, lui, réoriente l’activité nord-américaine du groupe. Il développe la Safra National Bank pour en faire la première en termes de relations financières entre les continents nord-américain et le sud-américain.
Aujourd’hui, Joseph Safra est le dernier de la dynastie familiale dans le secteur bancaire. Resté dans l’ombre de son frère durant des décennies, il n’en est pas moins un personnage très respecté dans le monde de la finance. Évaluée à 8,8 milliards de dollars, la fortune de Joseph (la troisième d’Amérique latine) n’est pas que le fruit de l’activité bancaire familiale. C’est aussi le premier des frères à s’être intéressé à des domaines comme les télécommunications ou le cellulaire, en s’associant au géant brésilien des télécommunications Bell South, ou dans la production de cellulose avec une participation de 11,7 % dans le capital d’Aracruz, le premier producteur mondial du secteur. « Malgré ce que tout le monde croit, le vrai génie de la famille est Joseph, et non Edmond », explique Roberto Moritz, l’un des anciens directeurs de la Banco Safra. Joseph toutefois n’a pas les mêmes ressources financières qu’Edmond, au moins sur le sol américain : 90 % de ses investissements étant au Brésil. Sa politique d’expansion bute sur l’absence d’une grande banque aux États-Unis dans son jeu, la Safra National Bank n’ayant “que” 250 millions de dollars d’actifs.
Comme toutes les grandes familles de la finance mondiale, les Safra ont aussi leurs détracteurs. Plusieurs accrocs sont venus ainsi entacher leur réputation. En 1983, lors de la vente de la banque genevoise Trade Development Bank à American Express pour 550 millions de dollars, les relations entre les deux partenaires s’étaient détériorées au point qu’American Express accusa Edmond d’être partie liée avec l’Irangate et le blanchiment d’argent. Le groupe américain, par la suite, se rétracta, acceptant même de payer huit millions de dollars à titre de dédommagements à des œuvres de charité choisies par Edmond Safra.
Une majorité cependant de ses détracteurs considèrent que Joseph Safra n’a pas su s’adapter aux changements de pratiques dans le domaine de la banque privée. Et surtout que son goût pour l’indépendance face à des grands groupes en cours de fusion et de consolidation nuit à son développement. Du coup, en 2001, les rumeurs sont allées bon train, tant aux États-Unis qu’au Brésil, concernant une possible vente de la Banco Safra à des acteurs multinationaux. Joseph, le premier intéressé, a balayé ces rumeurs du revers de la main, s’accrochant à la devise de son père Jacob : « Si vous choisissez de naviguer sur l’océan de la banque, construisez votre banque comme un bateau, avec la solidité nécessaire pour traverser n’importe quelle tempête. »
La Banco Safra a donc repris l’initiative sur le marché sud-américain, en étant la première à permettre aux industriels d’encaisser en avance des chèques postdatés (une pratique qui s’est largement développée pendant les périodes de forte inflation). Joseph Safra a également visé la grande distribution brésilienne, en difficulté dans les années 2003-2005, et a révolutionné les techniques de management internes. Depuis, au sein de sa banque, une blague circule : « Si un coursier va aux toilettes, Joseph Safra le sait en temps réel. » Travailleur forcené, dirigiste, il envoie ses collaborateurs à l’autre bout de la planète par un simple coup de fil en pleine nuit, et ne prend jamais un “non” pour une réponse. Joseph Safra ne s’est pas fait que des amis dans les affaires, beaucoup de ses anciens directeurs avouant qu’il est très difficile de travailler avec lui.
Aujourd’hui, l’heure de la passation de pouvoirs se rapproche, d’autant que Joseph, à 68 ans, a déjà subi deux opérations à cœur ouvert. Son fils Jacob est tout destiné pour poursuivre l’aventure familiale. Il est déjà président de la Safra National Bank à New York et attend son heure pour prendre les rênes du groupe.