L’immeuble Sodeco, connu sous le nom d’immeuble jaune ou Barakat – du nom de ses propriétaires –, pourrait être transformé en « musée de la mémoire de Beyrouth » par la municipalité de la capitale. Alors qu’il est plusieurs fois passé à deux doigts de la destruction, il est aujourd’hui considéré par la ville de Beyrouth comme l’endroit idéal pour accueillir un tel projet. Construit en deux étapes en 1924 et 1932 par les architectes Fouad Cozah et Youssef Aftimos, il se distingue par une structure architecturale plutôt rare qui donne accès à la rue où que l’on se trouve à l’intérieur de l’immeuble. Le bâtiment est surtout un symbole important de la guerre civile, à l’un des principaux carrefours de l’ancienne ligne de démarcation. C’est là que se sont postés de nombreux francs-tireurs dans les années 1980. Il jouit enfin d’une position très centrale, à l’intersection de deux grands croisements et à deux pas du centre-ville.
L’idée de le rénover et de le transformer en un musée de la mémoire est venue de l’association de défense du patrimoine de l’Association pour la protection des sites des anciennes demeures (APSAD). « Nous souhaitons depuis plusieurs années un projet de musée interactif qui permettrait aux gens de raconter leurs histoires, leur conception de la mémoire collective, de manière visuelle et non académique comme dans des salles d’archéologie, explique l’un de ses membres, l’ingénieur Mona Hallak. Le musée pourrait aussi bien parler de la période de la guerre civile, des grands personnages de Beyrouth ou, pourquoi pas, de la reconstruction du centre-ville par Solidere ».
La municipalité, propriétaire de l’immeuble Barakat depuis 2003, a repris cette idée à son compte. Le futur musée pourrait comprendre, en plus des deux bâtisses existantes, un patio intérieur avec verrière, un autre édifice probablement construit à l’arrière, sur la partie de terrain qui donne sur la rue Monnot et des parkings en sous-sol. « La municipalité cherche à acquérir une parcelle adjacente pour porter la surface totale du musée de 2 600 m2 à près de 6 000 m2. Le projet de rénovation et de construction devrait coûter autour de quatre millions de dollars », explique l’élu municipal Ralph Eid. Le projet reste cependant encore très flou et il n’est pas dit que l’histoire tumultueuse de l’immeuble Barakat trouve rapidement son épilogue.

L’histoire tumultueuse de l’immeuble Barakat

Le feuilleton remonte à 1997. L’état de délabrement du bâtiment est tel que ses propriétaires décident de le détruire pour vendre le terrain. Ils obtiennent un permis de démolition de la municipalité. Mais des membres de l’APSAD se mobilisent pour l’empêcher et ils obtiennent gain de cause auprès du mohafez de Beyrouth. La famille Barakat intente un procès à la municipalité, mais, entre-temps, en 1998, l’immeuble est classé C, en vertu d’une étude commandée au Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) sur les bâtiments de Beyrouth appartenant au patrimoine national. Au total, l’étude réalisée par le consultant libanais Khatib and Alami qui n’a pas force de loi recense 460 bâtiments et les classe en plusieurs rubriques, selon leur valeur architecturale : les bâtiments classés A, B et C sont en théorie impossibles à détruire (210 immeubles) et pour les bâtiments D et E (250 immeubles), il faut obtenir une autorisation spéciale du ministère de la Culture. « Les Barakat ont tenté d’obtenir le déclassement de leur immeuble, en prenant exemple sur d’autres bâtiments, mieux notés que le leur, comme le palais Khoury, qui ont pu être détruits », explique Mona Hallak. Après plusieurs années de procès, et l’échec des tractations entre la municipalité et les propriétaires, une décision du Conseil d’État juge en 2002 que l’immeuble jaune « menace la sécurité publique » et autorise sa démolition, et impose à la municipalité de Beyrouth et au mohafazat d’en acquitter les frais.
Les associations de défense du patrimoine protestent de nouveau vigoureusement et, en même temps, l’ambassade d’Italie commence à s’intéresser à l’immeuble jaune. Elle propose d’en faire un centre de planification urbaine qui présenterait de manière interactive toutes les fouilles archéologiques du centre-ville de Beyrouth. Elle annonce pouvoir investir 600 000 dollars dans le projet, pour financer des études ainsi que les voyages des architectes.
C’est assez pour convaincre la municipalité de racheter l’immeuble : en 2003, elle se met d’accord avec les 16 ayants droit pour leur payer trois millions de dollars. Ces derniers ne seront entièrement payés qu’en 2006. Mais le protocole d’accord avec l’ambassade d’Italie ne sera jamais signé. « La Délégation générale des antiquités (DGA) n’a pas accepté de mettre à la disposition des Italiens les plans archéologiques du centre-ville, car elle estimait que ces informations étaient confidentielles et ne devaient pas revenir à l’État italien », explique Mona Hallak. « Le projet avait aussi besoin de la double signature du mohafez et du président de la municipalité, peut-être qu’il y a aussi eu un désaccord entre eux », ajoute Ralph Eid. Le temps passe, l’architecte italien chargé du projet, Georgio Gullini, meurt et le mohafez change.

Spectrum, puis la ville de Paris s’intéressent au projet

Le projet tombe aux oubliettes jusqu’à ce que Spectrum s’y intéresse fin 2005. Spectrum sert fréquemment de consultant pour la construction de routes, notamment pour le CDR, ou pour la rénovation de bâtiments (ministère des Télécoms au centre-ville). Il signe avec la municipalité un contrat d’environ 170 000 dollars qui devait servir à réaliser les études et superviser l’exécution du projet. Mais le contrat est invalidé par la Cour des comptes « car il a été octroyé de gré à gré, sans faire jouer la concurrence », dit Ralph Eid.
Le futur musée de la mémoire marque un nouveau coup d’arrêt. Il est ressuscité après la guerre de juillet 2006, plus précisément en septembre, avec la visite au Liban de Bertrand Delanoë. Le maire de Paris signe un accord de jumelage entre sa ville et Beyrouth qui prévoit l’aide de l’Île-de-France dans plusieurs secteurs : la santé, la culture et le patrimoine. À ce titre, il propose à la municipalité une « aide technique », mais non financière pour concevoir le nouveau musée de la mémoire de Beyrouth. Paris s’était déjà intéressé à l’immeuble Barakat en 2003, mais avait été doublé par les Italiens qui avaient proposé d’investir de l’argent. « Une mission mandatée par le maire de Paris constituée d’un muséologue, d’un historien et d’un spécialiste du patrimoine devait se rendre à Beyrouth, mais elle a été par trois fois repoussée, à cause de l’instabilité du pays », explique Ralph Eid. En attendant la venue des experts français, la municipalité de Beyrouth a commencé à se jeter à l’eau. « Nous avons lancé une procédure d’adjudication pour trouver un consultant libanais qui accompagne la mission française. Si elle ne vient pas, on enverra notre consultant à Paris », ajoute Ralph Eid. La procédure de recrutement traîne elle aussi en longueur. « Pour choisir un consultant, nous avons longtemps hésité entre un appel d’offres, une adjudication ouverte ou limitée. Nous avons finalement choisi une adjudication limitée », explique l’élu municipal pour justifier le retard. Six sociétés de consultance se sont présentées et la ville de Beyrouth est actuellement sur le point d’en présélectionner quatre. Il ne s’agit là que de trouver un bureau d’études pour dessiner les plans et le concept du futur musée. Ce qui laisse penser qu’il ne pourra certainement pas être inauguré en septembre 2009 lors des Jeux de la francophonie comme l’avait souhaité Bertrand Delanoë.