La passion, c’est un mot qui revient souvent dans les propos des éditeurs libanais de livres en français, qui proposent romans, essais, littérature jeunesse, beaux livres, manuels scolaires ou dictionnaires bilingues. Ils sont une vingtaine sur ce créneau, sans compter ceux qui éditent en français de façon sporadique, c’est-à-dire une goutte d’eau par rapport aux quelque 600 maisons d’édition arabophones officiellement répertoriées par le Syndicat des éditeurs libanais, sachant que toutes ne sont pas en activité.
Nombre d’entre eux développent l’édition en français en parallèle à d’autres activités plus rémunératrices. Car le marché du français est structurellement limité. Il l’est d’abord au niveau de la langue, puisque seuls 38 % des Libanais peuvent s’exprimer (peu ou bien) en français. La limitation est ensuite géographique : les lecteurs francophones sont concentrés à Beyrouth. En terme de pouvoir d’achat aussi, car les livres en français sont chers ; un roman en français réalisé localement coûte en moyenne 20 000 livres (13 dollars) contre cinq à 10 dollars environ pour un produit similaire en arabe. Sans compter la concurrence des éditeurs français, dont les importations au Liban s’élevaient à sept millions d’euros en 2007 – un montant qui a baissé de moitié par rapport à il y a cinq ans, mais semble aujourd’hui se stabiliser. Par comparaison, le chiffre d’affaires global des éditeurs francophones libanais ne dépasserait pas les quatre millions de dollars, segment scolaire compris. « Nous sommes très prudents. Il n’est pas question de réaliser des livres qu’un éditeur international peut imposer sur son propre marché et au-delà. Nous misons davantage sur l’orientalisme, c’est-à-dire sur ce qui se rapporte au Liban et à la région. Par exemple, il est beaucoup plus pertinent pour nous de proposer un livre de cuisine libanaise qu’un livre de cuisine tout court », explique Maroun Nehmé, PDG de la Librairie Orientale, qui édite une vingtaine d’ouvrages en français (ou bilingue) chaque année, et est aussi le président du Syndicat des importateurs de livres.
Au-delà de ces limites structurelles, le monde de l’édition connaît aussi un ralentissement depuis 2006. La guerre de juillet a affecté les maisons d’édition et le climat politique actuel ne se prête pas, selon divers interlocuteurs, au développement du lectorat : « Le livre est en crise depuis près de cinq ans et s’est accentuée depuis deux ans : pour lire, il ne faut pas être malade ou dépressif. Mais le ralentissement n’est pas seulement local, il a lieu aussi en Europe », résume Paule Hekayem, propriétaire de la librairie Le Point et directrice des éditions Delta (créées en 1998, spécialisées dans la coédition et la coproduction d’ouvrages juridiques). Samia Shami, directrice générale des éditions Dar an-Nahar, confirme avoir réalisé 60 % de son chiffre habituel, lors du dernier Salon du livre francophone de Beyrouth, dont l’édition précédente s’était tenue en 2005.
Malgré ces difficultés, les maisons d’édition publiant en français « se multiplient ou renaissent de leurs cendres », note Farès Sassine, conseiller littéraire aux éditions Dar an-Nahar. L’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA) a ainsi développé depuis le début des années 2000 sa production éditoriale, vitrine des meilleurs travaux de ses étudiants en architecture, photographie, BD, etc., tandis que les Presses de l’Université Saint-Joseph (essais, patrimoine) a vu le jour en 2002, les éditions Aleph (patrimoine) en 2005, Dergham (littérature, jeunesse) en 2007. Un moteur à cela : la conviction qu’il existe des “niches” porteuses. Samir Éditeur et la Librairie Antoine ont misé sur le scolaire, la Librairie Orientale et Delta sur les livres universitaires et les ouvrages de référence, etc. Samir Éditeur cherche aussi à relancer la littérature jeunesse, en français et en arabe, une façon de contribuer à fidéliser les clients potentiels dès leur plus jeune âge, explique Dany Nasr, directeur général. Quelques maisons, cependant, comme Dar an-Nahar ou Tamyras, tentent l’aventure généraliste, en publiant de la littérature. Leur production est néanmoins limitée – en moyenne 1 000 exemplaires pour les romans. « Le tirage dépasse rarement les 2 000 exemplaires, si l’édition est uniquement destinée au marché libanais », explique Farès Sassine. La majorité des maisons compensent la faiblesse des volumes par des produits à forte marge, tels les beaux livres qui sont vendus à 100 dollars en moyenne et plébiscités pour les étrennes de fin d’année.
Tous les éditeurs francophones rêvent aussi d’exportation. Pour cela, il faut franchir deux étapes : non seulement faire face aux frais d’approche (ex : transport), puis aux frais de diffusion (sociétés chargées de démarcher les libraires et les distributeurs) et de distribution (sociétés chargées des flux physiques et financiers, et notamment de la gestion des factures), mais aussi réussir à convaincre les diffuseurs de l’intérêt de défendre un ouvrage étranger sur le marché français. Une démarche ardue, comme l’illustre la difficulté des éditeurs libanais d’accéder à Paris, point-clé vers les marchés francophones. Il faut en effet y concurrencer l’édition française à domicile (cela vaut pour l’édition francophone dans son ensemble qu’elle soit canadienne, suisse, belge…) alors que le marché du livre français est saturé – 727 nouveaux romans publiés lors de la rentrée littéraire 2007, selon un recensement récent. S’ils sont démarchés directement, les libraires sont aussi réticents à prendre les livres provenant de structures étrangères, dont la gestion des stocks leur apparaît plus complexe. « La Fnac, un réseau de grande distribution, pose deux conditions : livrer une grande quantité d’ouvrages, ce qui signifie pour nous une prise de risques plus importante, et disposer d’un dépôt en France, pour rendre les invendus », explique Nadim Dergham, directeur des éditions Dergham, en phase d’étude du marché français.
Certaines maisons, comme Tamyras, envisagent donc la création d’une structure en France. Mais ce type d’initiatives, de l’avis de différents éditeurs beyrouthins, n’a pas été, jusqu’ici, couronné de succès – contrairement aux pays anglo-saxons, où une maison, comme al-Saqi, fondée à Londres par May Ghoussoub et André Gaspard, a pu s’ancrer dans le panorama. D’autres éditeurs préfèrent se contenter d’une distribution ciblée : c’est le cas de Dar an-Nahar, dont les ouvrages sont en vente à l’Institut du monde arabe et à la Librairie Avicenne, à Paris. Certains, enfin, pratiquent la coédition, pour faciliter la diffusion de leurs ouvrages à l’étranger, en s’appuyant sur des acteurs déjà présents sur le marché français ou européen. C’est le principe adopté par les Presses de l’Université Saint-Joseph, dont le désir est de proposer des livres documentés et faciles d’accès. La maison coédite des ouvrages avec des éditeurs (ex : le français Fayard, le belge Bruylant) ou des institutions (ex : le Musée de l’Arles et de la Provence antique). « Nos partenaires s’occupent de la diffusion en Europe des ouvrages coédités (ex : De l’identité et du sens, de Sélim Abou), tandis que nous assurons le volet régional (ex : La question de Palestine de Henry Laurens). Les livres sont réalisés à tour de rôle, au Liban ou à l’étranger. Pour nos coéditeurs, le système permet de diffuser sur le marché libanais les ouvrages à des prix accessibles. Pour nous, cela signifie un plus grand rayonnement », explique le père Sélim Abou, directeur des Presses de l’Université Saint-Joseph. L’exercice n’est cependant pas toujours facile : ainsi, le guide de voyage sur le Liban conçu par les Presses de l’Université Saint-Joseph (et publié en 2008) n’a pas convaincu les partenaires européens de la maison d’édition, malgré le manque de produits similaires à jour sur le marché.
« Dans le monde francophone, les échanges Nord-Sud fonctionnent très bien, car le rapport de force est en faveur des premiers ; en revanche, nous essayons de développer le marché Sud-Nord, sans grand succès », résume Maroun Nehmé.
Quant aux échanges Sud-Sud, ils progressent lentement. Les exportations concernent surtout des maisons publiant des ouvrages scolaires ou universitaires. Samir Éditeur réalise ainsi 40 % des ventes de sa production scolaire au Maghreb, soit 30 % au Maroc, où la maison d’édition dispose depuis 2007 d’une succursale, et 10 % dans les autres pays de la région. « Au niveau du français, le secteur éducatif marocain a des besoins similaires à celui du Liban. Il y a donc une place à prendre pour les éditeurs libanais. Nous y avons un délégué depuis 2000 », précise Dany Nasr, directeur général de Samir Éditeur. Le Maghreb est également un marché essentiel pour la Librairie Orientale et les ouvrages de référence, notamment les dictionnaires qu’elle publie. Dans une moindre mesure, c’est aussi le Machrek qui est investi par les éditeurs libanais : « Nous sommes présents en Arabie saoudite, en Jordanie et dans les pays du Golfe, à travers les écoles libanaises, qui sont nos relais. Mais les ventes hors du Liban sont encore peu significatives : elles représentent 10 % de l’ensemble », affirme Émile Tyan, directeur commercial de la Librairie Antoine. D’autres, à l’image des éditions Delta, dont les ouvrages sont distribués au Maghreb (près de 50 % des ventes) et dans quelques autres pays arabes (Jordanie, Égypte, Syrie) sondent actuellement le marché de l’Afrique subsaharienne pour s’étendre.
Étrangement, si le marché éditorial francophone est difficile, ses acteurs sont loin de se montrer pessimistes et se réjouissent même d’une certaine vitalité de leur secteur. « Jamais la production en français n’a été aussi florissante au Liban », analyse Katia Haddad, titulaire de la chaire Senghor de la francophonie à l’Université Saint-Joseph. « Beaucoup de jeunes écrivains prometteurs publient au Liban en français. Cette langue reste l’une des composantes de leur identité », poursuit-elle. Farès Sassine, conseiller littéraire de Dar an-Nahar, dit publier « un manuscrit sur dix ». Même son de cloche chez le père Sélim Abou, directeur des Presses de l’Université Saint-Joseph, qui refuse « de nombreux manuscrits ». D’un point de vue économique, il estime aussi que la maison est « plutôt en expansion ». Nadim Dergham, pour sa part, prévoit que la part de l’édition dans son chiffre d’affaires passera de 7 à 8 % actuellement à 30 % d’ici à l’année prochaine, sachant que le français représente 75 % des trente titres édités par Dergham depuis 2007.
Signe encore de cette vitalité, la diversification des genres traités par l’édition francophone. Si elles n’ont pas un but lucratif, les éditions de l’ALBA, financées par les fonds de l’école (20 000 dollars pour les publications en 2008), sont ainsi pionnières en matière de photographie et de bandes dessinées. « Il y a une certaine fierté, parmi le public, à voir une bande dessinée qui a été réalisée au Liban, par des Libanais », explique Nada Assi, en charge de la coordination des éditions ALBA.