Le Liban est une véritable Cocotte-Minute sismique et les experts prédisent une secousse majeure prochainement. Les infrastructures peuvent-elles y faire face ? Combien coûtent les systèmes de protection antisismiques dans l’immobilier ? Les réponses de spécialistes.

Quelques blessés pour la secousse de 5,1 sur l’échelle de Richter du 15 février 2010, c’est un bilan léger pour le Mont-Liban. Mais elle rappelle que les plaques terrestres sur lesquelles repose le Liban sont en mouvement permanent. Leurs secousses ont mis fin à la prospérité phénicienne, détruit plusieurs fois Tripoli, Tyr, Beyrouth, Damas et changé à eux seuls le cours de l’histoire de la région, faisant souvent des dizaines de milliers de victimes.

Pourtant « les tremblements de terre en eux-mêmes ne tuent pas, ce sont les constructions qui deviennent meurtrières lorsqu’elles s’écroulent… » Mohammad Hrajili, professeur de génie civil à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) et spécialiste de la construction antisismique, souligne le véritable problème qui se pose au Liban : l’inapplication des normes.

Le Liban est classé 2B quant à son risque sismique par le code de construction international des États-Unis, un cran en dessous des pays les plus secoués, comme l’Italie ou le Japon, classés niveau 3…

Une classification en deçà de la réalité, selon Hrajili, qui l’explique par un souci de réalisme : « Nous avons déjà du mal à faire appliquer les normes valables au niveau 2B ; au niveau 3, les constructeurs se décourageraient. »

Les technologies antisismiques sont pourtant éprouvées, sans pour autant être forcément très complexes. « À Tokyo, des bâtiments ont été construits sur des ressorts hydrauliques qui absorbent les ondes sismiques, mais les résultats ont été mitigés et les professionnels se sont réorientés vers des méthodes traditionnelles », assure Roland Marie, directeur de Socotec, un bureau spécialisé dans le contrôle des normes de construction au Liban.

Les règles sont relativement simples : vérifier que le sol est adapté à la construction (des cabinets tels que GSC, Turba ou Forex s’en chargent au Liban) ; utiliser des matériaux comme le béton et l’acier ; prévoir un élément central dans la structure de l’immeuble dont la masse attire la force d’un séisme comme un paratonnerre : en général la cage d’escalier, dont la résistance doit pouvoir subir la secousse sismique.


La forme géométrique des bâtiments doit être relativement simple (rectangulaire ou ronde) : « On gagne beaucoup de temps et d’argent en configurant dès le départ idéalement le bâtiment », rappelle Rami el-Khoury, du cabinet d’ingénierie sismique éponyme.

Quant à la taille, elle ne semble pas jouer un rôle décisif dans le profil de risque d’un bâtiment. « Lors du séisme d’Ismit de 1999 en Turquie, de nombreux petits bâtiments ont été détruits tandis que les tours de 20 à 30 étages ont été épargnées », fait remarquer Roland Marie.

Des logiciels de calcul de modélisation sismique sont ensuite utilisés, en prenant pour référence les normes en vigueur dans le pays concerné, pour vérifier la conformité des caractéristiques d’un bâtiment et sa capacité à faire face à une secousse.

La réglementation libanaise en matière d’antisismicité est respectée par les grands acteurs du marché de la construction immobilière, comme le confirme Rami el-Khoury. Selon lui, le coût additionnel lié au respect des normes est trop faible comparé au risque en termes de dégâts et à la décote en cas de manquement.

Les investisseurs sont naturellement incités à respecter les normes dans les projets d’études. « C’est juste un investissement de bon sens par rapport à ce que l’on risque de perdre », remarque-t-il. « Mais je ne sais pas si quelqu’un qui construit quatre étages dans une petite localité respecte ces normes », s’empresse-t-il toutefois d’ajouter.

Rachid Moubarak, responsable à l’Apave, un bureau spécialisé dans le contrôle technique de la solidité des bâtiments, confirme : les contrôles ne concernent pas les constructions de taille modeste, typiques des classes moyennes, qu’on retrouve dans la banlieue et les villages, et qui n’ont pas recours aux cabinets de contrôle technique.

En outre, si l’ordre des ingénieurs et les autorités locales contrôlent les études préliminaires à la construction, ils ne regardent pas l’exécution. Ce que regrette amèrement Rami el-Khoury, pour qui c’est la porte ouverte à tous les abus.

De fait, en dehors de certaines infrastructures du Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) et de la zone Solidere à Beyrouth, le contrôle apparaît faible : il est laissé à la discrétion du maître d’ouvrage. Autant dire à sa bonne volonté, sa conscience… et son budget.

Un premier décret 11266 a vu le jour le 11 novembre 1997 pour rendre obligatoires les normes antisismiques. Pour l’essentiel, il renvoyait au code américain en matière de sécurité relative au risque sismique, mais chargeait les municipalités et leurs services techniques de son application.

Un échec couru d’avance : faute de moyens techniques au sein des municipalités, le décret est resté lettre morte.

La législation actuelle se fonde sur le décret 14293 de mars 2005 qui se réfère aux codes internationaux en vigueur, notamment l’Eurocode, le code français et le code américain.

Le décret qui est censé s’appliquer à toutes les constructions dont le permis est postérieur à sa date de parution au Journal Officiel oblige les promoteurs à un contrôle technique du bâtiment.

Seule la zone Solidere de Beyrouth s’y pliait jusque-là. Un projet de code sismique libanais devrait voir le jour en 2011 : s’il ne changera rien aux dispositions existantes, il les compilera dans un corpus juridique proprement national.

Autre obligation prévue par le décret de mars 2005, le recours aux sociétés de contrôle technique dès lors qu’un bâtiment dépasse certaines dimensions.

Au Liban, Socotec, Bureau Veritas et Apave se partagent ce marché très particulier. Après avoir contrôlé les études et la construction du bâtiment, ils délivrent un rapport attestant de la conformité au risque sismique.

Enfin, le décret 14293 oblige le promoteur à souscrire à une assurance décennale après réception du bâtiment, permettant de couvrir le risque d’erreur, d’omission ou de problème dans la structure du bâtiment mettant en danger sa stabilité, de sorte qu’il risque de s’effondrer.

Toutes les nouvelles constructions du Liban ne sont pas concernées : les petites résidences individuelles ne sont pas soumises à un contrôle obligatoire.

En revanche, il s’applique aux  bâtiments comportant plus de trois niveaux de sous-sols, d’une superficie de plus de 2 000 mètres carrés s’ils sont à caractère industriel, ou de plus de huit étages s’ils sont résidentiels.

Hôpitaux, hôtels et autres structures recevant du public sont systématiquement tenus au contrôle technique.

Combien l’application des normes sismiques coûte-t-elle lors de la construction ? De 2 à 3 % du coût de l’investissement total, bien qu’un bâtiment aux dimensions exigeantes en protection antisismique puisse requérir jusqu’à 10 % de son coût total.

À cela s’ajoute le coût du contrôle sismique en lui-même. Socotec affirme que ses honoraires vont de 1 % du montant des travaux d’un bâtiment de taille modeste à 0,24 % d’un grand projet.

Enfin, pour les investisseurs les plus précautionneux, il faut ajouter l’assurance : un particulier peut l’inclure dans son contrat d’assurance incendie moyennant une légère augmentation.

Chez AXA Middle East, le surcoût se monte ainsi à 0,57 ‰ de la valeur de l’immeuble par an. Avec une nuance toutefois : « L’assurance rembourse en cas de sinistre majeur : enlèvement des débris, honoraires des architectes, perte de loyer, privation de jouissance... », précise-t-on au siège social de la société d’assurances.

En revanche, pas de couverture des dégâts mineurs comme les fissures, ceux-là mêmes qui ravagent le bâti antérieur aux normes sismiques.

Financièrement, c’est là que le vrai problème se pose. S’il n’existe pas de statistique officielle fiable, les estimations avancent une fourchette de 80 à 90 % de bâtiments anciens non conformes aux normes antisismiques au Liban. Ce qui transformerait tout tremblement de terre d’envergure en catastrophe nationale dans les zones densément peuplées.

Face au problème, la loi impose un diagnostic sismique sur des bâtiments dits “stratégiques” : centrales électriques, stations de pompage, réservoirs et châteaux d’eau, casernes de pompiers, écoles, universités, hôpitaux et bâtiments publics.

Quant au reste du bâti non conforme, il peut être renforcé pour être mis aux normes. D’abord les matériaux : le bureau de contrôle évalue par prélèvement d’échantillons qu’il analyse la capacité de résistance résiduelle du béton et diagnostique un éventuel renforcement par des sections d’acier.

Ensuite la structure du bâtiment pour le mettre aux normes antisismiques : des murs en béton armé perpendiculaires l’un à l’autre sont ajoutés. Ils sont liaisonnés aux planchers et plafonds de la base du bâtiment à son sommet.

La somme à débourser devient alors – beaucoup – plus élevée. Rachid Moubarak est catégorique : « Cela peut aller de 10 à 100 % de la valeur d’un bâtiment à mettre aux normes : autant dire qu’il vaut mieux le démolir et reconstruire. »

Et la somme augmente encore pour du bâti construit sur des zones liquéfiables, dont les sols se transforment en boue vaseuse en cas de secousse, engloutissant la surface. Il s’agit alors de renforcer le sol lui-même par injection de ciment.

Les semelles de béton sur lesquelles repose le bâtiment – il peut y en avoir plus d’une cinquantaine s’il est de grande taille – sont percées d’un pieu – un cylindre en béton de 10 à 30 mètres de longueur – destiné à rattacher la structure à la couche rocheuse en profondeur : le bâtiment ne dépend alors plus du sol liquéfiable pour sa stabilité.

Les bureaux de contrôle effectuent également le contrôle de ces travaux. Compter 10 000 dollars par semelle de béton percée et contrôlée. « Mais ça peut aller chercher plus loin si le sol n’est pas bon », prévient Rachid Moubarak.

Des sommes très élevées, qui incitent les investisseurs à détruire le bâti existant pour reconstruire aux normes : selon l’Apave, environ 50 % des immeubles ne respectant pas les normes antisismiques à Beyrouth pourraient coûter moins cher à détruire et reconstruire qu’à mettre aux normes.

Une logique dangereuse pour le patrimoine immobilier de Beyrouth, dont les éléments traditionnels ont déjà beaucoup souffert de la reconstruction de la ville, et surtout erronée.

Même s’il n’est pas aux normes actuelles, un bâtiment ancien peut être naturellement antisismique, affirme Rami el-Khoury, du fait de sa configuration, de sa taille réduite, ou de la flexibilité des matériaux utilisés : la pierre, l’argile ou le bois, plus légers, donc moins létaux en cas de chute que le béton renforcé.

Ces bâtiments, au lieu d’être rigides, peuvent bouger avec la secousse, sans forcément s’écrouler.

Plusieurs failles aux manifestations récurrentes

La plus importante faille du Liban, celle de Yamouné, traverse le pays du nord au sud ; elle relie la Turquie à la mer Rouge. Au niveau du Chouf, elle part vers Beyrouth sans toutefois l’atteindre. Autre faille d’importance, celle de Sergaya traverse la montagne sur la frontière avec la Syrie. Enfin, il y a cinq ans, une expédition française a découvert une faille dans la mer, à huit kilomètres de la côte, partant de Saïda jusqu’à Tripoli. Elle serait à l’origine de tremblements de terre dévastateurs, notamment celui de l’an 551.S’ajoutent à ces failles majeures de plus petites, comme les cinq qui traversent Beyrouth : la plus évidente suit le tracé de la rivière, une autre part du quartier Normandy et traverse celui de l’Horloge, une troisième repose sous Ras Beyrouth et les deux dernières, côtières, sont à l’origine même de l’aspect péninsulaire de la ville. Ata Élias, du département de géologie de l’AUB, prédit un prochain tremblement de terre d’une magnitude de 7,5 sur l’échelle de Richter. Et la menace concerne tout le Liban : la faille de Yamouné, à l’origine d’une catastrophe en 1202, est censée revenir tous les 800 à 1 000 ans. Celle du Mont-Liban, qui détruisit Béryte en 551, revient tous les 1 500 ans. A cette double épée de Damoclès sur le Liban s’ajoutent les nombreuses secousses plus faibles qui entretiennent un risque permanent, à l’image de celles de 2008 ou de février 2010.
Les facteurs de risque

La distance avec l’épicentre d’un tremblement ne met pas à l’abri des dommages : «Souvent les dégâts sont situés à des dizaines de kilomètres de l’épicentre de séisme », prévient Roland Marie. Et pour cause, le principal danger se trouve être le peuplement lui-même. « Par exemple, je ne m’inquiète pas pour la Békaa », remarque Mohammad Hrajili. Car bien qu’étant situé sur la faille du Levant-même, sa population réduite et la faible densité des habitations limitent les risques pour les habitants, qui peuvent facilement se mettre en sécurité. En revanche, les zones fortement peuplées de Beyrouth, Jounié ou Jbeil sont beaucoup plus vulnérables à des secousses parfois lointaines. Autre facteur important, la nature du sol : les sols rocheux transmettent moins les ondes sismiques qu’un sol argileux ou sableux. Si Beyrouth profite d’un sol plutôt rocheux, celui du Metn, sableux, et certaines régions de la Békaa aux alluvions anciennes paraissent plus vulnérables. Le risque est que le choc sismique liquéfie ces sols, provoquant l’écroulement, voire l’engloutissement des bâtiments à la surface. On parle alors de sols liquéfiables, sur lesquels on ne construit pas, à moins d’investir pour forer et rattacher par des cylindres de béton le bâti à la couche rocheuse solide qui se trouve en profondeur.