Partie de presque rien, l’entreprise Debbas a connu une ascension fulgurante au cours du siècle dernier pour devenir l’un des fleurons industriels du Liban. S’appuyant sur son expérience locale, l'entreprise s’implante dans la région puis à l’international jusqu’à devenir l’un des grands groupes mondiaux du luminaire et de l’éclairage. Histoire d’une success-story à la libanaise.

Qu’y a-t-il de commun entre les Souks de Beyrouth, le musée islamique du Qatar ou le terminal 3 de l’aéroport de New Delhi ? Ce sont les dernières réalisations du groupe libanais Debbas reconnu pour son expertise dans le domaine de l’éclairage et du luminaire. Avec 25 bureaux répartis dans le monde, quelque 1 000 employés (dont 500 au Liban), trois usines (France, Liban, Émirats arabes unis) et un projet de création d’un atelier de câblage en Chine pour l’assemblage de luminaires, Debbas n’est pas seulement l’un des grands groupes industriels libanais, il est aussi devenu un acteur mondial. « César Debbas, mon père, le fondateur de l’entreprise, cherchait toujours l’innovation, la dernière technologie. Pour lui, l’électricité, cela ne s’arrêtait pas à la lumière. Elle concernait l’amélioration de la condition de l’être humain », explique Robert Debbas, l’actuel patron du groupe éponyme.
Aujourd’hui, cette entreprise, qui a ouvert son capital à un actionnaire minoritaire en 2009 (Debbas refuse de communiquer son nom ou le niveau de sa participation), affiche un chiffre d’affaires de 175 millions en 2010, en progression de 25 % par rapport à 2009. 70 % de son activité proviennent de la vente de solutions pour l’industrie de la construction (solution d’éclairage ou installation de systèmes intégrés complets). 20 % sont liés à l’activité de “contracting”, soit la sous-traitance électromécanique sur des chantiers régionaux ou internationaux comme les Souks de Beyrouth ou le complexe résidentiel Pearl à Doha. 10 % de son chiffre d’affaires sont enfin assurés par la vente des produits électroniques comme Sharp, dont le groupe Debbas possède la licence depuis les années 60.
« Debbas est une “société intégrée” qui propose des solutions sur l’ensemble des métiers du luminaire, depuis l’étude de projet à la fabrication de luminaires, depuis la vente d’éclairage à l’installation de structures industrielles complexes. En cela, nous n’avons pas de concurrents directs. Mais une multitude de concurrents sur chaque activité et dans chaque pays où nous intervenons », précise Abdo Baaklini, chargé de communication au sein du groupe Debbas.
L’histoire des Debbas, vieille famille damascène, part d’un désastre fondateur : la fuite de Damas en 1860 alors qu’entre 4 000 et 6 000 chrétiens y sont massacrés sous le regard bienveillant du pouvoir ottoman. 
Arrivé sans un sou à Beyrouth, Dimitri, alors âgé de 23 ans, ouvre un atelier de tisserand qui le fera vivre jusqu’à sa mort. Assez naturellement, ses fils prennent le relais. César, en particulier, s’établit comme maître tailleur dans l’atelier de son frère Najib où, dit-on, il acquiert une réputation d’excellence. On croit sa vie toute tracée, son chemin désormais balisé.

Le temps des fondateurs

Mais un événement vient contredire ce destin. En 1900, se tient l’exposition universelle de Paris. Le jeune César y participe dans le cadre du Pavillon ottoman. Paris “Ville Lumière” laisse une empreinte durable dans la mémoire de César, qui se passionne d’un seul coup pour la fée électricité. Et quand, en 1909, il loue sa propre boutique à Bab Idriss, en face de celle de son frère, il la nomme… “Le grand magasin d’électricité”. Ce magasin de 50 m2 regorge d’ampoules, de douilles, ou de câbles de raccordement. « Il proposait également des produits “modernes” depuis les ustensiles en aluminium en passant par les premières bicyclettes de Beyrouth, ou les premières installations téléphoniques à batterie Leclanché », explique Abdo Baaklini.
Au fur et à mesure que Beyrouth s’éclaire, la “petite entreprise” de César Debbas progresse : de simple négociant, la voilà qui se lance dans “l’installation et la réparation électriques” pour les particuliers. Mais les préventions contre le tout électrique sont encore bien présentes à Beyrouth : « Pour convaincre ses voisins, César Debbas décide d’inviter tout le quartier à un dîner chez lui. Il y fait installer ce qui allait devenir la première installation électrique encastrée sous tube. Le dîner démarre sous la lumière des lampes au gaz. Mais au milieu du repas, César les éteint pour allumer les lustres électriques. Les convives sont d’abord interloqués, puis convaincus », raconte Abdo Baaklini.
En 1934, César Debbas décide également de fabriquer des lustres. Ce sera un vrai succès : en 1937, quelque 800 pièces sont ainsi envoyées en Palestine, Irak, Syrie et même à Chypre. En parallèle, notre homme lance sa première marque d’ampoules électriques dénommée “Éternelle”…

Les frères lumière

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale toutefois, César décide de passer le relais à son fils aîné, Antoine. Diplômé des Hautes Études commerciales, celui-ci fonde en 1954 la société César Debbas & Fils. Et signe des accords de distribution exclusifs avec d’importantes sociétés européennes d’éclairage. Certains sont toujours en vigueur : Debbas est ainsi depuis les années 1950 le représentant de Bega, une marque de luminaire allemande parmi les plus connues, de Reggianni, son alter ego italien, ou d’Osram, la marque d’ampoule allemande.
Quand César Debbas meurt en 1956, il sait la relève assurée. Ses deux autres fils, Fouad et Robert, partis terminer leurs études sur le Vieux Continent, rejoignent bientôt Antoine dans l’entreprise. Fouad est diplômé de l’École centrale de Paris tandis que Robert, aujourd’hui à la tête du groupe, a rejoint les rangs de l’école polytechnique de Londres. « Nous ne nous sommes pas posé de questions quant à notre carrière. Nous avons rejoint le groupe. Fouad adorait les sciences. Il aimait enseigner. Antoine, lui, était l’homme de la pérennité, celui qui a su préserver la réputation et les valeurs de l’entreprise. Quant à moi, j’étais le commercial », se souvient Robert Debbas.
Sous la direction des trois “frères lumière”, pour reprendre la jolie expression de Georges Naccache, fondateur de L’Orient, le groupe signe ses premiers grands succès en tant qu’entreprise à vocation industrielle. « Nous décidons de nous lancer dans l’éclairage technique », avance Robert Debbas, PDG du groupe. Ils imaginent l’éclairage du Palais de justice (1963), de la Banque centrale (1964) ou de l’aéroport de Beyrouth (1965) notamment.
La fabrication se poursuit en parallèle : en 1967, le groupe ouvre sa première usine à Dékouané, pour l’assemblage d’appareils d’éclairage fluorescents ainsi que des armoires de commandes. Devenus trop exigus, les locaux sont délocalisés à Mkallès en 1973. Le siège de l’entreprise, encore situé à Bab Idriss, déménage à proximité du Fleuve de Beyrouth dans des locaux plus adaptés à la centaine d’employés que le groupe compte désormais.
Son savoir-faire commence à être connu au-delà des frontières. En 1961, l’entreprise participe ainsi au marché de l’éclairage public de Djeddah, puis, en 1975, elle assure la “mise en lumière” de La Mecque grâce à un éclairage diffusé par des herses, disposées sur 200 mâts de béton. « C’était un projet d’une grande technicité. Rien de tel n’existait. Nous avons littéralement dévalisé le monde, faisant venir des quatre coins de la planète ces mâts gigantesques qui portaient ensuite nos éclairages », rapporte Abdo Baaklini. C’est à cette même époque que Robert Debbas rencontre Rafic Hariri dont il devient un proche.
Cette proximité affective sera d’ailleurs un atout pour l’entreprise au moment de la reconstruction de Beyrouth. Debbas se verra ainsi confier de nombreux contrats dans le centre-ville au point que certains parleront d’un favoritisme déloyal. « Nous étions un partenaire non officiel de la reconstruction. Ainsi, de la mise en lumière du Grand Sérail, du “ring” ou de l’installation de l’éclairage urbain du centre-ville. Mais nous avons également travaillé à des installations sans aucun lien avec Solidere, à Verdun ou à Jnah à la même époque », avance Abdo Baaklini.
Pour l’heure toutefois, la guerre civile démarre, obligeant le groupe à ouvrir un bureau à Paris pour faire perdurer son activité. « Ce sera une chance, en fait », dit Abdo Baaklini. Fondée pour être l’antenne européenne du groupe, Paris assure très vite la plupart des services que n’est plus en mesure de tenir Beyrouth. « Le savoir-faire du groupe n’est pas propre à un territoire. Nous pouvons vendre n’importe où dans le monde », ajoute Robert Debbas. Les projets s’enchaînent : de la “mise en lumière” du cœur de La Défense à celle de l’hôtel Monceau, en passant par le Stade de France.
La guerre se termine, Debbas décide de réinvestir son quartier général de la Corniche de Beyrouth. Puis, en 1994, l’entreprise inaugure ou rénove plusieurs showrooms à Jnah, à Jounié (fermé en 2000) ou Hamra. Son catalogue contient désormais quelque 200 marques de luminaires à destination des particuliers aussi bien que des professionnels.
La troisième génération est d’ores et déjà intégrée à l’entreprise. Les hommes de la famille, en particulier, ont rejoint ses rangs : Ziad, le fils de Robert, est aujourd’hui vice-président chargé de la stratégie et du développement du groupe. César, l’aîné d’Antoine, gère le développement de la marque audiovisuelle Bang & Olufsen au Liban et participe au conseil d’administration du groupe. Jad, le cadet, assure la direction de la division “Luminaires décoratifs”. Les femmes, quant à elles, ont préféré s’émanciper de l’entreprise familiale : des deux filles de Robert, Dina est devenue photographe quand Chérine se consacre à sa famille. Quant aux deux filles d’Antoine, Mariam a choisi de faire carrière comme graphiste tandis que Yara, elle, ne travaille pas.
Dans son bureau, entouré d’œuvres d’art d’artistes libanais, Robert Debbas médite : « Ce sont les rêves les plus fous qui vous rendent plus vivants. »