Il en impose à tous, le gouverneur au visage doux teinté de gravité. Une constance dans l’effort que rien n’amollit, une puissance de travail et une ampleur de vues, mais aussi de la modestie dans le succès.

Lorsqu’en 1993 il est nommé gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, qui n’a pas encore 43 ans, est perçu comme un intrus par la communauté bancaire libanaise parce que n’arrivant pas du sérail.
Six ans après, le renouvellement de son mandat par le maître de Baabda est venu récompenser essentiellement son professionnalisme, son intégrité, sa capacité à gérer les crises et les hommes. Révélateur, alors que l’ambiance était à la chasse aux sorcières.
Également révélateur que les institutions financières internationales, dont la Banque mondiale, ainsi que les banquiers libanais aient pesé en faveur de sa reconduction : Salamé a été et reste l’artisan de la stabilité de la livre.
Tant par sa politique que par son calme, que rien ne semble pouvoir altérer, il inspire confiance. Jusqu’à bémoliser l’impact sur la monnaie nationale des périodes politiques les plus délicates.
Jaloux de l’indépendance de la BDL, qui lui est accordée par la loi, aime-t-il à répéter, conservateur là où doit l’être un gouverneur, il a réussi à moderniser l’institution.
Têtu, mais non entêté à défendre ses convictions, ce pragmatique qui n’a rien d’un dogmatique est capable de faire preuve de souplesse lorsque la réalité et l’intelligence l’imposent.
La discrétion d’un Mazarin et un détachement, qui n’est pas de l’indifférence, par rapport à la chose publique : tel est ce plus jeune gouverneur de l’histoire du monde arabe.
L’ingénierie financière
sur le terrain

Élève au Collège de Jamhour, il affectionne bien plus la lecture des classiques français et des différentes théories philosophiques que les mathématiques. Ses héros ont pour noms : Mao, Che Guevara, Daniel Cohn-Bendit.
Titulaire d’un baccalauréat de philo, il décroche un BA d’économie à l’Université américaine de Beyrouth. La finance l’intéresse et il se retrouve, au sortir de l’université, embauché chez Merrill Lynch (ML) Beyrouth. La boîte l’envoie pour quelques mois à New York. Il a 23 ans et pour lui c’est le grand voyage. Il découvre alors une autre dimension des chiffres, l’importance du management et comment les grandes sociétés se structurent. Il assiste à l’éclosion des instruments financiers, les dérivés, il vit la chute de Nixon après Watergate et la déprime à Wall Street.
Il observe, comprend et retient tout.
De retour à Beyrouth, il travaille dur à ML et participe parallèlement au montage et à l’actionnariat d’entreprises où il est également actionnaire, dont Help qui était un bureau de dépannage à domicile, des restaurants comme le Tannour à Broummana et à Beyrouth et des sociétés alimentaires et de restauration à Paris.
«En 1976, j’avais perdu ce que j’avais investi au Liban. Tout avait été détruit et même le bureau de ML à Starco n’était plus accessible. Je me suis retrouvé à Paris où on a installé avec une équipe réduite de ML Beyrouth, soutenue par la direction américaine, un bureau pour le Liban. Je suis revenu à Beyrouth en 1978, le bureau de ML ayant rouvert, pour repartir en 1985 à Paris et ne plus rentrer qu’en 1993 en tant que gouverneur».
De sa carrière menée à ML, dont il a été vice-président à Paris et conseiller financier, il tire une grande connaissance des marchés d’autant plus qu’il expérimente sur le vif les événements qui déterminent le monde actuel de la finance.
Quand il quitte ML en 1992, la valeur globale du portefeuille qu’il gérait dépassait les dépôts de la plus grande banque libanaise, soit plus d’un milliard et demi de dollars.
«Riad établit des rapports de distance avec l’argent, notent ses amis. Pour lui l’ambition de se réaliser est plus importante. Cela explique qu’il ait renoncé en 1993 à une situation financière assez alléchante, gagnant facilement 1 million $ par an».

Logique cartésienne
et intuition

Son objectif, dit-il, est d’amener le Liban «à un niveau tel qu’il peut être mondialement compétitif. Pour cela, il faut beaucoup d’innovation».
De fait, de la première émission euro aux “émissions électroniques” prévues pour bientôt, il a réussi certes une stratégie dans ce sens. «À chaque étape, on a pris le risque d’ouvrir le chemin».
C’est que le risque constitue pour lui le critère tranchant dans le processus de prise de décision financière. La recette pour apprécier les marchés est un bon dosage de «logique cartésienne, de suivi attentif et d’intuition». Ainsi et avant que n’interviennent les dernières crises asiatique et russe, le secteur bancaire libanais s’était, sur ordre de la BDL, désengagé de toutes ses positions.
«Nous avons été le seul pays dont les banques n’ont pas perdu de l’argent dans les pays de l’Est».
Il est le promoteur de plusieurs nouveaux projets dont la bonification des prêts aux secteurs productifs, Kafalat, l’introduction dans le projet de loi sur l’actionnariat du principe de stock options, ou encore la création de l’ESA. Cela pour des raisons qui ne sont pas toujours économico-financières, convaincu qu’il est de l’urgence de contenir l’exode des cerveaux en motivant les jeunes cadres libanais.
Comment réagit-il quand on cherche à faire pression sur lui ou à pistonner quelqu’un pour un poste à la BDL ?
«J’applique la loi. Au cours de la première année de mon mandat, je recevais peut-être 50 coups de fil par jour à ce propos. Je n’en reçois plus qu’un la semaine».
S’il adhère au travail d’équipe, il précise : «Je contrôle tout». Et le pouvoir lui va comme un gant : sobre, policé et sans équivoque.
Salamé cultive l’art de la mesure. Séduit par sa clarté d’exposé, même Hariri se rallie à son avis plutôt que sur celui de son ministre chargé des Finances.

On réussit plus en écoutant

Sa réserve ne tranche-t-elle pas avec sa “médiatisation” ?
«L’indépendance d’une banque centrale ne peut être consolidée que si elle bénéficie de l’appui de l’opinion publique qui doit comprendre la portée des mesures arrêtées par celle-là».
Salamé s’est tracé une ligne de conduite sociale : «Je sors très peu, hormis les occasions officielles. Je ne mélange pas obligations professionnelles et choix personnels. Je me haïrai si je devais, pour des raisons d’intérêt, renier des amis».
«Le poste n’a pas changé l’homme, juste son mode de vie. Fidèle, il sait être disponible et de bon conseil», dit de lui l’avocat Basile Yared auquel le lie une vieille amitié nouée sur les terrains de tennis du club de Rueil Malmaison. En vacances, ils pratiquent ensemble la marche et les sorties en bateau au Cap d’Antibes où ils sont voisins : «Avec ses enfants, c’est un papa gâteau, très protecteur, mais aussi ferme».
Ne buvant pas d’alcool, “pour des raisons d’allergie“, il est depuis l’université un grand fumeur de cigares, mais jamais en public. «On se réunissait entre amis au restaurant Socrate face à l’AUB. Mon argent de poche me permettait de fumer un Monte Christo par semaine, acheté à l’époque à 1,5 livre. Et puis, à force de progresser dans la vie, j’en suis à fumer 6 à 7 par jour». Il en a de l’humour et un tantinet provocateur : «Je suis discret de tempérament. Finalement on réussit plus en écoutant qu’en parlant et, comme tout le monde aime parler, il faut bien qu’il y en ait quelques-uns pour écouter».
Grand amoureux du cinéma, «jamais les films déprimants, primés à Cannes», il est passionné d’histoire contemporaine. S’il admire Churchill pour son «courage et son cynisme», il est surtout fasciné par Mao «qui a réussi à aligner tous ces Chinois !»
Et si c’était à refaire ?
Il n’éliminerait que la guerre, pour tout ce qu’elle a de détestable. Aussi, pour lui avoir enlevé dramatiquement sa mère. De cela, cet introverti sensible ne parle jamais : la marque des natures singulières et fortes.
Serait-ce la carrière politique après la BDL ?
«Je n’y pense pas aujourd’hui. Je me lancerai peut-être dans le monde de l’Internet et du commerce électronique. Je préfère être gouverneur que ministre. Je n’ai pas raté grand-chose en n’étant pas ministre ; j’aurai beaucoup raté en n’étant pas gouverneur».
Mais la BDL ne mène-t-elle pas plutôt à Baabda qu’ailleurs ?