Un article du Dossier

Éducation : profs au bord de la crise de nerfs

En dépit du développement important du secteur public, l’enseignement privé se taille toujours la part du lion dans la scolarisation des enfants. Une préséance en partie justifiée par de biens meilleures performances, mais qui pose la question de l’égalité des chances.

« L’ enseignement est libre en tant qu’il n’est pas contraire à l’ordre public et (…) ne touche pas à la dignité des confessions. » En optant pour cette singulière rédaction de l’article 10 de la Constitution libanaise de 1926 – le seul qui porte sur l’éducation –, les pères fondateurs de la nation se doutaient-ils qu’ils contribueraient à ancrer dans le marbre un schisme qui n’a cessé de particulariser le système éducatif libanais ?
Le secteur public parvient en effet péniblement à intégrer le tiers du million d’élèves que compte le pays, contre environ 53 % pour le privé stricto sensu ; le reste étant scolarisé dans les écoles privées directement subventionnées par l’État qui limitent leur enseignement au cycle primaire. À l’exception notable de cette année scolaire, la tendance s’est même amplifiée de manière significative : les effectifs du secteur public sont passés de 337 662 élèves en 2004 à 285 574 en 2009 ; tandis que le secteur privé en gagnait 23 000, pour arriver à
488 039 élèves ; et le privé subventionné en gagnait 8 000, portant le total à 122 478.
Si le déclin numérique du secteur public constitue une tendance mondiale, son statut minoritaire au Liban fait, lui, figure d’exception culturelle : la part d’élèves accueillis dans le privé se situe par exemple aux alentours des 40 % en Jordanie, 10 % en Arabie saoudite ou encore 16 % en France.
Comment expliquer la désaffection des Libanais pour un enseignement gratuit et en principe ouvert à tous dans un pays qui souffre d’une conjoncture économique toujours plus difficile? La réponse réside dans une conjonction de facteurs qui, de la variété de l’offre privée aux performances globalement inférieures du système public, contribuent à une représentation socioculturelle nettement défavorable à ce dernier.

Encore plus d’écoles publiques pour moins d’élèves

Si autant de jeunes Libanais peuvent suivre tout ou une partie de leur formation dans le privé, c’est d’abord parce que ce secteur, qui bénéficie de plusieurs siècles d’avance sur le service public (voir p. 68), dispose d’une force de frappe considérable à l’échelle du pays avec plus de 1 400 établissements sur les
2 882 recensés en 2010. Pléthorique, l’offre est également diversifiée : près de la moitié de ces écoles dépendent plus ou moins directement de congrégations religieuses (les maronites et les sunnites représentant plus de 60 % d’entres elles). Les autres, libanaises ou étrangères, dispensant un enseignement laïque. Toutes sont soumises aux règles communes relatives à leur licence ministérielle qui impose le respect du curriculum national et notamment l’obligation d’enseignement de certaines matières (histoire-géographie, éducation civique…) en langue arabe et d’autres (sciences et mathématiques) en langue étrangère. Plus de la moitié des établissements libanais dispensent ainsi une partie de leur enseignement en français, le reste étant réparti à peu près équitablement entre les anglophones et ceux utilisant les deux langues dans leurs enseignements.
Cette abondance d’écoles privées a permis à l’État de ménager les susceptibilités confessionnelles tout en s’assurant un système relativement performant à moindres frais. « Les autorités publiques ont longtemps compté sur le secteur privé pour absorber la demande croissante d’éducation dans le pays », résume l’économiste Charbel Nahas. Sur le plan strictement numérique, l’État semble pourtant avoir corrigé le tir en fournissant un effort important dans la construction ou la réhabilitation d’établissements dévastés par la guerre civile. Le nombre d’écoles publiques est ainsi passé de 878 à
1 385 entre 1993 et 2009. Le déséquilibre entre le public et le privé ne réside donc plus dans l’insuffisance de l’offre.

Le public, un choix par défaut

Le choix préférentiel des familles pour le privé tient plutôt à la réputation exécrable dont pâtit l’enseignement public. « Les Libanais n’ont pas confiance dans un système qu’ils considèrent inefficace et offrant moins de garanties que les écoles privées sur la transmission des valeurs », affirme le père Boutros Azar, secrétaire général du Rassemblement des écoles catholiques. Il faut aussi compter avec une logique de réseau omniprésente dans la société libanaise : « De nombreux parents espèrent qu’en inscrivant leurs enfants dans des écoles réputées, ils acquerront non seulement un savoir mais aussi un cercle relationnel utile », résume Suzanne Abou Rjeili, professeure de sociologie éducative à l’USJ. Le phénomène est si répandu qu’il n’épargne pas les agents publics, bien au contraire : seul un quart d’entre eux inscrivent leur progéniture à l’école publique quand plus d’un travailleur privé sur trois consentent à le faire. Cela conduit à une situation paradoxale où l’État finance indirectement l’essor du secteur éducatif privé à travers les importantes allocations en espèces versées à ceux de ses commis qui ont des enfants en âge d’être scolarisés. Selon la Banque mondiale, ces subventions dépassaient les 122 millions de dollars en 2008…
Ne pouvant pas toujours assumer l’intégralité d’un cursus payant, certaines familles se contentent parfois d’une scolarisation privée limitée à l’éducation de base, considérée comme l’étape la plus importante pour l’acquisition des fondamentaux. Résultat, contrairement à la plupart des autres pays, la “part de marché” du secteur public croît en fonction des cycles d’études scolaires : en 2003-2004, la scolarisation dans une école publique concernait 35 % des élèves au primaire pour monter à 46 % au niveau intermédiaire et 54 % dans le secondaire.

Un système à deux vitesses

L’attractivité du privé est en grande partie alimentée par les piètres résultats du service public en termes d’efficience et de performances scolaires. Or, ces dernières sont souvent fonction des moyens matériels et humains mis à disposition. Si sur le plan strictement numérique, les effectifs du secteur public sont proportionnellement supérieurs à ceux du privé – avec en moyenne un professeur pour sept élèves, contre 12 dans le privé et 19 dans le privé subventionné –, cet avantage théorique est en grande partie nuancé par un niveau de qualification plus faible qui impacte directement la qualité d’enseignement (voir p. 58). S’agissant des infrastructures et des équipements, le constat est certes plus contrasté tant les disparités sont nombreuses au sein même des trois secteurs, mais il est certain que peu d’écoles publiques sont en mesure de rivaliser avec les mieux pourvus des établissements privés sur ce plan.
Dans ce contexte, le fossé entre les deux secteurs se creuse : sur une cohorte fictive de 1 000 élèves entrant en première année dans le primaire, ils ne seront que neuf à obtenir le bac sans redoubler dans le secteur public contre 225 s’ils sont scolarisés dans une école privée. « En réalité, ce sont les meilleures écoles qui font la réputation du privé, mais on y trouve de tout, y compris des “écoles-boutiques” qui ne sont que des machines commerciales offrant pas ou peu d’éducation de qualité », nuance Majid al-Aylé, du syndicat des enseignants des écoles privées.
Un fossé d’autant plus problématique que comme le souligne Wafa’ Kotob, spécialiste de l’éducation à l’Unicef : « La surreprésentation du privé contribue au renforcement du confessionnalisme et des inégalités d’accès à l’éducation. ». Car tout dans le système semble favoriser la reproduction sociale, et en premier lieu les différences de recrutement : selon un rapport du Centre libanais d’études des politiques publiques, seuls 5 % des élèves issus de familles défavorisées sont scolarisés dans le privé au niveau du primaire. Une ségrégation de fait qui se retrouve aussi sur le plan géographique : l’emprise de l’enseignement privé étant en grande partie liée à la solvabilité des populations, le secteur reste très concentré sur les grands espaces urbains et le littoral du Mont-Liban, tandis que le secteur public prédomine dans les régions les plus pauvres.
Cette inégalité d’accès est aussi lourde de conséquences pour ceux qui envisagent des études supérieures : « Les tests de sélection des universités étant basés sur les matières où le secteur public est le moins performant, ceux qui y ont suivi toute leur scolarité se retrouvent pénalisés », souligne l’économiste Jad Chaaban.
Du coup, la plupart des organisations internationales investies dans le développement de l’éducation au Liban concentrent leurs efforts sur le secteur public et préconisent une action plus vigoureuse pour en renforcer la qualité. Une préconisation à laquelle le gouvernement se propose de répondre à travers un plan quinquennal initié en 2010.



dans ce Dossier