Pour les uns, l’AFP n’est qu’un dernier foyer de résistance face à la mondialisation anglophone.
Pour d’autres, c’est l’exception appelée à durer. Et Beyrouth dans tout ça,
avec sa “zone franche des médias” ? La parole est à Pascal Mallet, le patron local de l’AFP.

Un témoin engagé

Il aime le ris de veau, la tétragone et sa Picardie natale ; suit à Paris des cours de sciences politiques et humaines, décroche un diplôme en droit et sciences
économiques et continue à 51 ans à dévorer les bandes dessinées. Sur les traces de Tintin, Pascal Mallet deviendra journaliste. Un président, deux dates et trois pays
marqueront sa carrière : Valéry Giscard d’Estaing, en décidant de réformer l’ORTF en 1974, prive le jeune coopérant d’un poste à Beyrouth. Qu’importe ! Pascal s’embarque pour le Canada. Il y séjournera sept ans.
Ce n’est qu’en 1977 qu’il rejoindra l’AFP pour promener sur le monde le regard du “gardien de la vérité”. Gyroscopique. Depuis, il ne cesse de scruter et d’analyser les grands événements auxquels il assiste : des débats historiques de Bruxelles entre 1986 et 1990 aux tentatives d’indépendance du Timor.
Sur son bureau de directeur d’agence de Beyrouth, parmi les dépêches, les
disquettes, le téléphone, le portable et
l’ordinateur, on retrouve des livres : “Les Palestiniens au Liban”, “La bataille de l’eau au Proche-Orient”, écrits ou traduits en
français. Comment défendre la langue
française dans cette région du monde qui s’éveille à l’anglais ? En adoptant une
politique linguistique claire.
Il y croit. Plus : il la revendique.
Un sujet qu’il évoque à cœur ouvert
avec un peu d’inquiétude et beaucoup
de détermination.

Huit mois après votre nomination à la tête du bureau de l’Agence France Presse (AFP) de Beyrouth, le Liban entre dans la compétition que se livrent déjà Le Caire, Amman et Dubaï en voulant créer une “zone franche” ouverte aux médias, aux chaînes de télévision satellitaires, aux sociétés de production de télévision et de cinéma et aux imprimeries. Quelle place pourraient occuper les médias francophones ?
Dès mon arrivée, j’ai rencontré le ministre de l’Information et je lui ai fait clairement remarquer que le projet d’une zone franche des médias devrait se concrétiser le plus rapidement possible. À quelques mois du sommet de la francophonie qui se tiendra à Beyrouth en 2001, je ne vois toujours pas trace d’une politique linguistique officielle au Liban. Chacun y va de sa petite stratégie et je constate simplement qu’on fait de l’anglophonie sans le dire. C’est aux décideurs, qui connaissent parfaitement les défis à venir, les enjeux, les rivalités et les handicaps de la situation actuelle, de réagir et d’assurer aux médias francophones la place qu’ils méritent.

L’idée de transférer le bureau régional de l’AFP de Nicosie à Amman semble un peu indigeste pour Beyrouth qui garantit la liberté d’informer par la constitution et la loi et qui a été de 1956 jusqu’au milieu des années 70 la plaque tournante moyen-orientale de l’agence. Par ailleurs, le Liban, avec ses 4 millions d’habitants, assure 20 % du chiffre d’affaires de l’AFP dans la région. Entre les liens historiques et la rentabilité, pourquoi choisir quand on peut prendre les deux ?
Aucune décision n’a encore été prise à ce sujet. Nicosie a été et reste un centre de liaisons important favorable à une libre circulation dans la région. Pour la petite histoire, souvenez-vous que lorsque les Mamelouks avaient définitivement chassé les Croisés, ces derniers se sont repliés à Famagouste ! Mais Chypre, ce n’est pas le monde arabe dont la presse est en plein développement. Quant à Amman, elle vient d’accueillir la MBC basée en Europe, alors qu’il était plus que question que cette chaîne de télévision vienne à Beyrouth. La rigidité, autrefois pôle de stabilité, peut devenir mortelle. C’est la réactivité qui fait la différence. Or, le projet d’accueil d’une zone franche des médias à Beyrouth n’est ni assez détaillé ni suffisamment concret. La seule rentabilité ne peut être notre objectif, sinon nous irions à Dubaï ou en Égypte avec ses 70 millions d’habitants. Nous ne sommes que les interfaces, grossistes redistributeurs d’un flux libre et continu d’informations où les lettres restent plus importantes que les chiffres.

Avec trois agences d’information internationales (Reuters, Associated Press, AFP), qui dominent le marché, nous serions tentés de répéter avec Hervé Bourges : “Que l’information quitte le Nord !”. La victoire de la vérité et de ses cinq W (who, what, where, why, when) devrait-elle être une défaite de l’identité humaine ?
Les grandes agences du Nord sont le reflet d’une certaine hiérarchie des puissances et des cultures. Ce n’est pas un hasard que l’agence Havas ait été créée en 1835 comme instrument du capitalisme naissant, du colonialisme renaissant et du développement de la Bourse. L’Angleterre a suivi dix ans plus tard ; et les Américains lors de la guerre de Sécession et de la conquête de l’Ouest ont vite saisi l’intérêt capital de la diffusion rapide d’une information qui ne pouvait être ni naïve ni innocente.

Nous ne changeons pas seulement de siècle ou de millénaire, mais aussi de civilisation dans un monde d’informations sans frontières où la démocratie Internet transgresse les cultures et où la transmission du savoir et des technologies s’américanise de plus en plus. S’agit-il d’un nouvel ordre mondial de l’information qui ne représente, en définitive, qu’un élément du scénario du nouvel ordre mondial tout court ?
Nous vivons aujourd’hui une époque assaisonnée à la sauce américaine où sous prétexte qu’il n’y a plus de conflit entre des blocs idéologiquement différents – l’un ayant fini par perdre, l’autre par gagner –, on en arrive à oublier le droit d’existence. Certains craignent la menace d’un modèle unique de société qui se métastase, d’un conformisme qui se traduirait par exemple, dans les décennies à venir, par la réduction de moitié des 6 000 langues de la planète. D’autres conçoivent la mondialisation au profit de l’anglo-américain comme un système égalitaire entre les individus. En somme, il ne s’agit rien de moins que de s’assurer, comme le chien de la fable (“Le loup et le chien” de Jean de La Fontaine), d’un minimum de… prospérité. Quitte à garder le “collier”.