Le système des indemnités de fin de service, transitoire depuis 50 ans dans l’attente de la mise en place d’un véritable système de pensions de retraites, reste opaque pour les adhérents de la Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS), qui disposent de très peu d’informations sur l’état de leur épargne. Les employeurs bénéficient paradoxalement de ce flou. L’absence de transparence de la gestion des fonds de la CNSS constitue un exemple parmi d’autres démontrant l’urgence du vote d’une loi sur l’accès à l’information, qui permettrait une plus grande transparence au sein des institutions libanaises. 

Sarah H. a seize ans d’ancienneté dans son entreprise, et souhaite connaître le montant de ses indemnités de fin de service (IFS) sur son compte d’assuré à la Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS). Selon la loi de 1963 instituant la Sécurité sociale libanaise, elle dispose d’un compte individuel, où elle doit pouvoir logiquement suivre l’évolution de son épargne. Une épargne constituée des cotisations annuelles des employeurs, qui représentent un douzième du salaire effectif de l’employé, soit 8,5 % par mois (dont 0,5 % vont financer les frais de gestion de la CNSS), augmentées du rendement du placement de ces cotisations. Le rendement des fonds placés – après déduction de l’inflation – est censé suivre a minima le rythme de l’augmentation du salaire nominal. L’objectif est que l’assuré puisse encaisser à l’âge de la retraite (60 ans pour les hommes, 55 ans pour les femmes) ou après vingt ans d’activité un montant forfaitaire correspondant à son dernier salaire mensuel multiplié par le nombre d’années de cotisations pour les vingt premières années d’activité, plus un salaire mensuel et demi par année d’activité au-delà de cette période.
Quand elle appelle la CNSS, Sarah H. se voit poliment refuser l’accès aux données de son compte individuel. « Trop compliqué de faire le calcul », lui répond-on au téléphone, tant qu’elle n’a pas atteint vingt ans de service, l’âge de la retraite, ou n’a pas quitté son emploi. C’est qu’il n’existe en fait pas de comptes individuels mis à jour intégrant les montants des intérêts versés aux assurés comme Sarah. « Les comptes individuels des salariés sont avant tout virtuels. On ne peut pas tenir plus de 500 000 comptes d’assurés », explique Mohammad Karaki, le directeur général de la CNSS, une institution qui semble vivre encore à l’ère pré-informatique.
Chaque année, les employeurs envoient bien à la CNSS une déclaration avec les montants des cotisations versées pour le compte de leurs salariés, et le salaire touché par chaque employé, mais la manière dont les fonds versés sont ensuite gérés reste opaque. Le salarié qui, partant à la retraite, demande le versement de son indemnité de fin de service reçoit une somme globale forfaitaire, qui ne détaille pas le montant des cotisations, ni le rendement des fonds placés.

Flou sur les rendements

Les rendements des placements sont en fait accumulés dans la Caisse des indemnités de fin de service sans être ventilés sur les différents comptes individuels des assurés. Les cotisations reçues sont collectivement placées à hauteur de 60 % dans des bons du Trésor libanais et pour 40 % dans une vingtaine de grandes banques privées. Les fonds placés en bons du Trésor sont souvent à des taux inférieurs à ceux du marché, de 5,08 % sur six mois à 6,18 % sur cinq ans. Dans les banques commerciales, sur douze mois, les taux d’intérêt étaient supérieurs de deux points en 2013 au rendement du portefeuille des bons du Trésor. « Nous réalisons une sorte d’appel d’offres pour fixer les taux d’intérêt, explique le directeur de la CNSS. Chaque mois, nous sollicitons les banques pour voir les taux qu’elles nous proposent. Nous choisissons la meilleure offre et les autres banques se calquent ensuite sur ce taux d’intérêt. » Il faut mentionner encore que les cotisations dues pour les salariés du secteur public (non fonctionnaires) ne sont pas versées depuis les années 1990 et font l’objet de rééchelonnements périodiques à des taux d’intérêt réduits. « Cette pratique relève de la pure manipulation comptable et ne vise qu’à réduire en apparence le montant de la dette publique. Si ces cotisations étaient versées, elles seraient en effet replacées en bons du Trésor (inclus dans la dette publique). Le rééchelonnement adopté en vertu d’une loi produit les mêmes effets, mais n’impacte pas, par pure paresse, le montant nominal de la dette publique », explique l’ancien ministre du Travail, Charbel Nahas.
Entre bons du Trésor et placements bancaires, le taux moyen de rendement des fonds a atteint 6,26 % en 2012. Une information qui n’est pas publiée, alors qu’elle concerne pourtant en premier lieu les assurés et qu’il y a obligation légale pour le conseil d’administration de la CNSS de la publier régulièrement. « Nous n’avons pas eu de demande en ce sens », justifie le directeur général de la CNSS. L’institution ne publie pas les informations financières censées être publiques : le montant des cotisations reçues pour une année donnée ; le montant accumulé dans la Caisse des indemnités de fin de service à une année donnée ventilée entre capital et intérêts ; le montant des indemnités versées aux salariés en fin de service ventilées entre capital et intérêt.
La distinction entre le capital et les intérêts est pourtant fondamentale. Par définition, la Caisse des indemnités de fin de service est en effet « excédentaire » selon le langage abusif employé par les autorités publiques. Il s’agit en effet d’un fonds de capitalisation, contrairement à la Caisse d’assurance maladie qui est une caisse de mutualisation. Pour s’assurer de la bonne gestion de cette caisse, il faut donc en permanence pouvoir vérifier le niveau des montants accumulés en capital et le niveau des rendements. Lorsqu’un salarié reçoit son indemnité de fin de service, dont le montant est fixé par la loi, il ne sait pas si elle a été alimentée en puisant dans le capital d’autres employés par exemple, ou si les rendements ont été suffisants pour assurer son paiement.

Ponction illégale

Selon Mohammad Karaki, le montant total des intérêts collectés en 2012 s’est élevé à 479 milliards de livres libanaises (soit près de 320 millions de dollars). Mais la totalité des bénéfices des placements ne sont pas reversés aux assurés. Le conseil d’administration de la CNSS fixe annuellement – a posteriori et arbitrairement – le montant des taux d’intérêt à servir sur les montants accumulés. Depuis le 1er juillet 2013, il est passé à 5 %, alors qu’il était de 6 % entre 2004 et 2013, sans encore une fois que les adhérents ne soient informés des changements. La différence entre les taux fixés par la CNSS et les taux de rendement réels reste dans la Caisse des IFS comme un « fonds de réserve » pour financer d’autres caisses déficitaires, en particulier la branche d’assurance maladie. « Entre 2004 et 2012, la branche de l’assurance maladie et celle des allocations familiales ont emprunté à la branche des IFS environ 880 milliards de livres libanaises (près de 585 millions de dollars) », affirme ainsi le directeur général de la CNSS. Pourtant, selon la loi de 1963, les différentes caisses doivent rester strictement séparées.
Même le versement des revenus des placements aux assurés est en fait une pratique récente. « Cela ne fait que depuis environ cinq ans que les rendements sont reversés, avant ce n’était le cas que si les employeurs l’exigeaient », assure Antoine Wakim, membre du conseil d’administration de la CNSS.

Au profit des employeurs ?

Si les employeurs insistent désormais pour que la CNSS verse aux employés en fin de service le montant des cotisations augmentées de leur rendement, c’est qu’il incombe au dernier employeur de compenser un éventuel écart entre les fonds accumulés pour le salarié pendant ses années d’activité, et le montant de l’indemnité qui lui revient selon la loi, ce qu’on appelle des « montants de compensation ». « Avec la dévaluation des années 1980, les cotisations des premiers employeurs ne valaient plus rien et les derniers employeurs se sont parfois retrouvés à financer des montants de compensation de l’ordre de 80 % », explique Antoine Wakim.
Les employeurs ont eux aussi tout intérêt à pouvoir retracer les rendements des placements accumulés par la CNSS dans la Caisse des indemnités de fin de service, afin de pouvoir comparer le solde du compte de l’assuré à l’indemnité de fin de service légale et provisionner à l’avance le montant de l’ajustement à effectuer lors de la liquidation de ce compte. Pourtant, les employeurs ne réclament pas davantage de transparence de la CNSS. Car en réalité, cette opacité les arrange eux aussi. En effet, en prévision du versement de l’indemnité de fin de service, les patrons constituent des provisions pour « complément d’indemnité » déductibles de leurs résultats financiers, qui leur permettent de minorer l’impôt sur les bénéfices dont ils sont redevables. Le montant de ces compensations augmente en outre de façon importante à chaque hausse de salaires décrétée par l’État libanais, l’employeur devant effectuer un calcul rétroactif à partir du salaire augmenté pour le calcul des indemnités. Ces provisions aux montants considérables s’assimilent à de l’évasion fiscale légale.


L’accès à l’information : un droit fondamental
Le droit d’accès à l’information permet aux citoyens d’accéder à tous types de documents administratifs s’ils le souhaitent. Au Liban, ce droit est encore très peu garanti, en raison du manque de transparence et de la corruption au sein des principales institutions libanaises. Afin d’améliorer l’accès à l’information, une proposition de loi a été élaborée par le Réseau national pour le droit d’accès à l’information (NNRAI), qui regroupe 17 organisations et institutions libanaises (ministères, députés, syndicats, société civile). Elle prévoit que tous types de documents puissent être accessibles au public : les rapports annuels des institutions libanaises, les statistiques, les circulaires, les contrats effectués par l’administration, les procès-verbaux des sessions parlementaires, etc. et cela quelle que soit la nature des documents (écrits, électroniques, audio, vidéo, photographiques). Toutes les administrations sont concernées : administrations publiques, offices autonomes, autorités d’arbitrage, cours judiciaires, administratives et religieuses, municipalités, ou par exemple les associations d’intérêt public. Seules quelques exceptions sont prévues au droit d’accès à l’information, parmi lesquelles les documents reliés à la défense et à la sécurité nationale, les relations étrangères secrètes de l’État, la vie privée des individus, aux faits d’enquêtes pénales non divulgués publiquement, etc. La proposition de loi a été adoptée en novembre 2012 par la commission de l’Administration et de la Justice au Parlement et aurait dû être votée par l’Assemblée en 2013. Mais le texte est finalement revenu en commission parlementaire en fin d’année, pour faire l’objet de compléments. Il s’agit d’inclure dans la loi l’obligation de publication du budget et des dépenses du ministère des Finances, ou de toute institution ayant en charge la gestion d’argent public. Aucune date n’a encore été fixée pour le vote de la proposition de loi.