
Changement d’écosystème mobile
« Les opérateurs de téléphonie mobile et en particulier ceux de la région n’ont pas encore réalisé que depuis l’invention de l’iPhone, c’est tout l’écosystème de la téléphonie mobile qui est en train de changer radicalement et risque de compromettre leur croissance à long terme », plaide Rabih Nassar. Il part du constat qu’avec l’apparition des terminaux de poche, la création de forte valeur ajoutée ne se fait plus sur la voix et les messages, devenus des services parmi d’autres et désormais accessibles gratuitement via des outils comme WhatsApp ou Viber, mais sur les applications. « Le nouvel écosystème qui en découle bénéficie essentiellement à trois types d’acteurs : les fabricants de matériel, les “App Store” et les développeurs. Or, les deux premières activités sont la chasse gardée de géants mondiaux et la troisième est par nature hétérogène à l’extrême », résume Rabih Nassar, qui poursuit : « Face à ce constat, les opérateurs peuvent continuer à s’épuiser dans des guerres de prix sans fin sur leurs tarifs de communication ou bien réaliser que les milliers d’app qui apparaissent sur leur marché constituent une formidable opportunité pour développer une nouvelle activité. L’idée est de valoriser au mieux leurs infrastructures et leur savoir-faire en fournissant les ressources et les services technologiques communs à l’ensemble des applications. Bref, devenir des pourvoyeurs de “back end” comme service. »
Back-end… Un terme barbare qui désigne la partie immergée de l’iceberg lors du développement d’une application : en sus de ces services et des fonctionnalités spécifiques visibles par l’utilisateur (“le front-end”), celle-ci utilise un ensemble d’interfaces de programmation (désignées généralement par l’acronyme anglais API) à travers lesquelles elle a recours à des fonctionnalités d’autres logiciels, comme la connexion avec les comptes de réseaux sociaux. Mais l’écosystème actuel, avec son lot de formats matériels et de systèmes d’exploitation hétéroclites, rend l’administration de ce “back-end” particulièrement complexe à développer et surtout à maintenir en phase avec le rythme des innovations technologiques et les nouveaux besoins qui en dérivent. « En moyenne, le “back-end” représente environ la moitié du coût de développement d’une application. En sous-traitant cet aspect à une plate-forme spécialisée, leurs concepteurs peuvent réaliser des économies de temps et d’argent considérables », explique Marc Salem.
« C’est là que l’opérateur mobile peut bénéficier des avantages comparatifs liés à sa présence historique et sa notoriété sur le marché en commercialisant ces services qu’ils nous auront préalablement sous-traités en échange d’une part variable généralement aux alentours des 50 % des profits générés sur cette activité beaucoup plus rentable », renchérit son associé.
Pionniers du “back-end comme service”
Une ambition visionnaire qui semble être le dénominateur commun du parcours entrepreneurial du duo. Avec jusque-là un succès mitigé. Lorsqu’en 1992, ils quittent les bancs de l’USIC pour créer Digisys, leur première entreprise spécialisée dans le matériel informatique, le Liban entame tout juste sa reconstruction et l’Internet national est en gestation : « L’idée était de contribuer au renouveau de la capacité industrielle du pays par l’automatisation des processus de production, mais on a très vite compris que cela allait être une impasse : il n’y avait rien pour financer les start-up et la réindustrialisation du pays ne faisait pas partie de l’agenda politique… », se souvient Rabih Nassar. Ils se réorientent donc progressivement vers la conception de logiciels pour les entreprises, avant de céder, sept ans plus tard, à l’appel du large en répondant à la proposition d’un ami libano-brésilien pour créer au Brésil super11.net, qui allait vite devenir le deuxième fournisseur d’accès Internet du Brésil. Si la bulle technologique d’alors leur permet d’espérer valoriser en milliards de dollars leurs millions d’utilisateurs, son éclatement met vite un terme au rêve sud-américain des deux entrepreneurs. Forts de leur réseau tissé dans le milieu des télécoms, ils optent pour le rapatriement.
« Lorsqu’en 2003, le cabinet de conseil Accenture m’a contacté pour mettre en place les sites Internet et Intranet d’un opérateur de téléphonie mobile saoudien, j’ai décidé de créer Element N au Liban pour mener à bien cette mission et proposer nos services à d’autres opérateurs de la région », raconte Rabih Nassar. Une opportunité qui permettra au duo de constituer les réserves nécessaires pour financer la mise au point d’une plate-forme de gestion de processus devant permettre aux opérateurs d’optimiser les relations avec leur clientèle. Un pari libanais néanmoins risqué : « Au-delà des lenteurs bureaucratiques et des lacunes infrastructurelles, la vraie difficulté était de trouver une main-d’œuvre suffisamment qualifiée. J’ai donc recontacté plusieurs anciens collègues avec lesquels j’avais travaillé pour les convaincre de nous rejoindre. Mais cela est ensuite devenu de plus en plus difficile avec l’augmentation du coût de la vie qui a rendu nos rémunérations moins attractives », précise Rabih Nassar.
Des difficultés qui n’empêchent pas Element N de tisser progressivement sa Toile dans le secteur jusqu’à ce que Rabih Nassar ait une nouvelle révélation en observant l’éclosion parallèle de l’informatique en nuage et des smartphones à la fin des années 2000 : « Nous comprenons alors qu’il faut être là où cela se passe et créons en 2009 une filiale à New York, Apstrata, afin de proposer aux développeurs d’applications une plate-forme de gestion de leur “back-end” basée sur la technologie que nous avions précédemment développée pour les opérateurs », raconte Marc Salem. Mais là encore, le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur des ambitions initiales : « Nous étions parmi les tout premiers à miser sur cette activité, mais souffrions d’un véritable handicap pour notre croissance : nous étions libanais et peinions à récolter des fonds auprès d’investisseurs américains. Par comparaison, l’un de nos concurrents américains, Parse (créée deux ans après Apstrata), a fini par être rachetée aux alentours de 80 millions de dollars ! » peste Rabih Nassar. Malgré un portefeuille-client de plusieurs milliers de développeurs, la crise des subprimes achève de convaincre le duo, sans doute échaudé par les déconvenues passées, de recentrer son activité au Moyen-Orient en ayant cette fois recours à la force de frappe des opérateurs mobiles.
Nouvelles perspectives
Une forme de rupture dans la continuité pour un tandem qui n’a jamais vraiment cessé de miser sur le Liban depuis la création d’Element N, la société mère qui continue d’absorber 85 % du chiffre d’affaires réalisé en 2012 à travers ses prestations traditionnelles aux opérateurs et conserve l’essentiel des moyens humains. Le service de back-end de la société devrait néanmoins être appelé à prendre une part de plus en plus croissante dans ce résultat – 40 % dès 2014 selon les estimations de ses fondateurs – et surtout nourrir la croissance exponentielle prévue.
Reste à convaincre le plus rapidement un certain nombre d’opérateurs d’opter pour leur offre avant l’arrivée d’autres acteurs et trouver les financements externes capables de financer les lourds investissements en recherche et développement. La première partie ne semble pas si mal engagée : deux opérateurs, dont le libanais Touch (géré par Zain) qui a annoncé le lancement de sa plate-forme en début d’année, ont déjà signé et plusieurs autres auraient entamé des négociations. Reste aussi le nerf de la guerre : à l’exception de deux levées de fonds réalisées auprès de Berytech (1,2 million de dollars en 2010) et MEVP (600 000 dollars en 2013), le développement s’est jusque-là effectué par autofinancement, évalué à plusieurs millions de dollars par le tandem. Mais l’entrée en vigueur de la circulaire 331 de la Banque du Liban ouvre de nouvelles perspectives et lui permet de planifier une levée de l’ordre de cinq millions de dollars dans le courant de l’année. En espérant que cette fois, ils n’auront pas eu raison trop tôt…