George Boutros a passé l’essentiel de sa carrière sur la côte ouest américaine, comme conseil en fusions-acquisitions auprès des grands patrons de la tech. Un savoir-faire et un carnet d’adresses qui lui permettent de prendre aujourd’hui la tête de Qatalyst, leader dans les M&A technologiques à San Francisco.

George Boutros a le teint hâlé des surfers qui vivent au soleil. S’il ne s’était pas excusé d’emblée de possibles interruptions de l’entretien par des appels urgents sur des dossiers en cours, nul ne soupçonnerait qu’il est l’un des banquiers M&A les plus en vue de la Silicon Valley. Celui qui fait et défait des alliances entre les géants technologiques de la Bourse… et les autres, ces licornes qui lèvent à tour de bras des centaines de millions sur le marché privé. Un parcours sans faute qui lui permet de se hisser aujourd’hui, après trente ans de carrière, à la tête de Qatalyst Partners, en tant que CEO de cette boutique spécialisée sur cette niche de marché. George Boutros est « l’un des conseils M&A les plus talentueux, expérimentés et accomplis de la planète », dit de lui son mentor et partenaire Frank Quattrone, à qui il succède.
Rien ne le prédestinait à la banque d’affaires, mais le fils de Fouad Boutros, décédé en janvier à l’âge de 98 ans, savait une chose : il ne ferait pas de politique au Liban. « Mon père m’a toujours encouragé à trouver une autre voie », confie celui qui dit avoir pris exemple sur l’engagement sans faille, la vision et le sens de l’éthique de l’ancien ministre des Affaires étrangères.
La guerre du Liban a, comme beaucoup, conduit George Boutros hors de son pays natal. Après des années lycéennes en France, il revient à Beyrouth pour une courte période, mais est obligé de repartir à l’étranger pour ses études universitaires. Il opte en 1979 pour le génie civil à l’université de Berkeley, car il s’intéresse aux sujets scientifiques, suivi d’un MBA entrepris dans l’idée de compléter ses connaissances et de revenir au Moyen-Orient y faire des affaires. C’est à ce moment-là, au milieu des années 1980, qu’émergent les premiers “corporate raiders”, ces ancêtres des activistes qui prennent position dans les entreprises cotées et les obligent à conclure des opérations pour optimiser la création de valeur. « Sauf qu’à l’époque, ces “activistes” cherchaient à acquérir des compagnies, souvent des conglomérats d’activités diverses, avec l’intention de faire des bénéfices en les découpant. Ces “raiders” étaient souvent des individus, alors qu’aujourd’hui, ils s’agit davantage de hedge funds dont l’objectif est de prendre des parts de capital afin de militer de l’intérieur pour des changements (en matière de finance, de gouvernance, de rentabilité des capitaux, etc.), pour pousser à la vente de l’entreprise ou se séparer de certains actifs », précise George Boutros. La création du marché des “junk bonds”, ces obligations à haut rendement, et la naissance des LBO (rachat d’entreprise par endettement) ouvrent aussi de nouvelles perspectives excitantes aux sociétés. « J’étais fasciné par ce nouvel univers, j’ai décidé de me lancer dans les M&A (NDLR : l’acronyme américain de l’activité de fusions et acquisitions). »

Premiers pas à New York

En 1986, il commence sa carrière chez Morgan Stanley à New York, une institution de Wall Street qui a l’avantage de financer les opérations qu’elle conseille. Il prend le métier à bras-le-corps, développe son expertise et surtout son entregent. Sous ce vernis social important, George Boutros développe rapidement la réputation d’un négociateur pugnace, voire belliqueux. En réponse aux critiques souvent adressées par ses propres concurrents, dans un métier ultracompétitif, il se défend : « Je ne suis dur que lorsqu’il le faut, je fais ce qu’il y a de mieux pour mes clients, car c’est ce que je leur dois. Ma mission est tout simplement de donner de bons conseils aux chefs d’entreprise. »
Au bout de quelques années, l’environnement des gratte-ciel et le quotidien trépidant de New York ne lui conviennent plus. En 1992, il obtient d’être transféré sur la côte ouest afin de développer l’activité M&A de Morgan Stanley, et notamment les nouvelles technologies.

Le mentor Frank Quattrone

Il fait alors la rencontre de Frank Quattrone, qui l’initie à ce nouveau monde. « Il réalisait de petites IPO (entrées en Bourse) pour des sociétés technologiques, mais il était convaincu que le secteur allait exploser. Nous avons commencé à travailler en binôme : il était le banquier IPO, moi celui des M&A. » Quatre ans plus tard, les deux compères aspirent à une nouvelle aventure entrepreneuriale, à l’image de celles que vivent leurs clients californiens. Ils décident de rejoindre Deutsche Bank, une banque commerciale souhaitant développer une expertise forte dans la tech. « Elle nous a donné les ressources nécessaires pour faire croître l’activité et nous sommes entrés dans le top 3 des banques d’affaires les plus actives de la région. » En 1998, cette équipe de banquiers stars est débauchée par Credit Suisse, qui a déjà l’infrastructure d’une banque d’investissement et veut développer un pôle technologique. En plein emballement des marchés, les deux hommes bouclent des transactions hors normes : un LBO à 20 milliards de dollars sur Seagate Technologies en 2000, ou encore la vente de Pixar à Disney six ans plus tard. « C’était une expérience fascinante de vendre au géant de films d’animation la société dirigée par Steve Jobs  qui était très créative, mais qui n’avait que quelques films à son actif. »
Les deux hommes se complètent à merveille. L’un est un orfèvre des opérations financières sur le marché, l’autre un artisan des relations avec les grands patrons, si bien qu’ils développent une relation très productive. Mais Frank Quattrone est contraint de quitter Credit Suisse en 2003, sur fond de démêlés judiciaires pour avoir dissimulé des documents sur une enquête en cours. Il fait alors une traversée du désert de quatre ans afin de prouver son innocence, et monte sa propre boutique Qatalyst Partners, en 2008.

Rupture technologique

Pendant ce temps, le secteur de la technologie vit une vraie rupture. « Nous avons connu davantage de changements au cours des dix dernières années que jamais auparavant », constate George Boutros. Les anciens rois des marchés du début des années 2000 – Cisco, Microsoft ou encore Nokia – ont cédé la place aux plates-formes Internet que sont Apple, Google et Facebook. Les anciens pure players se positionnent sur de nouveaux métiers par intégration verticale, l’émergence du Cloud a bouleversé la manière de stocker des données omniprésentes, Internet permet désormais de connecter sa maison, sa montre, sa voiture, etc.
Des mutations que les sociétés tech doivent accompagner en fusionnant ou en procédant à des acquisitions, d’autant qu’elles ont assaini leurs bilans pendant la crise et que le cash ne rapporte rien. Les investisseurs “activistes”, qui gagnent une influence prépondérante, parfois avec seulement 1 % du capital de leurs cibles, obtiennent des cessions d’actifs, explique George Boutros. L’influence de ces activistes témoigne de l’importance du facteur humain dans la gestion des affaires. Une clé qui est aussi au cœur du métier des banquiers d’affaires : ils doivent comprendre les raisons intangibles qui poussent les individus à trouver un accord et faire converger les intérêts de chacun. « C’est la raison pour laquelle chaque deal est différent de l’autre et pour laquelle je fais ce job depuis 30 ans sans m’en lasser. »
La forte relation personnelle et professionnelle qui lie George Boutros à Frank Quattrone – il emploie le mot « synergie » – l’a convaincu de le rejoindre en 2010, deux ans après la création de Qatalyst Partners. « J’étais prêt à une nouvelle aventure entrepreneuriale. »

Une boutique devenue leader des M&A technologiques

Cette boutique M&A spécialisée dans les technologies, qui emploie 55 banquiers et 16 associés actionnaires à 100 %, a su se faire une place de leader du secteur : elle a conseillé 96 transactions pour une valeur totale de 165 milliards de dollars en moins de huit ans. « Nous travaillons du côté des vendeurs, car ce sont eux qui ont besoin de soutien, les acheteurs doivent surtout trouver des banques pour les financer. » Parmi leurs faits d’armes : la vente de Concur à SAP pour 8,3 milliards de dollars en 2014 (« un multiple de 10,3 fois les revenus attendus, soit le plus haut multiple jamais payé pour un éditeur de logiciels ») ; celle du groupe de semi-conducteurs KLA Tencor à Lam Research pour 11,5 milliards en octobre dernier (« une société que je suivais depuis 25 ans ! ») ou encore la cession de Homeaway à Expedia pour 3,9 milliards de dollars en décembre.
Dans un contexte postcrise où l’argent est disponible et peu coûteux, le modèle de boutique de Qatalyst, dénuée de tout conflit d’intérêts, est de plus en plus en vogue, comme en témoigne le succès de Greenhill & Co., Moelis & Co. ou celle des frères Zaoui. « Alors que les corporates n’ont jamais bouclé autant de deals (5 000 milliards de dollars d’opérations l’an passé, un record supérieur à 2007), le métier est revenu à la base : fournir de manière objective les meilleurs conseils à son client », affirme George Boutros.

Levées de fonds des licornes : bulle ou simple emballement ?

Qatalyst Partners a également développé une activité de conseil sur les levées de fonds privées, qui ont le vent en poupe dans la Silicon Valley avec la multiplication des licornes, ces start-up privées valorisées plus d’un milliard de dollars. Le sujet est devenu brûlant : serait-on dans une nouvelle bulle technologique ? Pour George Boutros, il faut éviter les généralités : certaines jeunes pousses sont de très grande qualité et, si elles vont parfois trop loin lors de leurs tours de table “venture”, l’ajustement se fait lors de l’IPO. Plusieurs entrées en Bourse technologiques se sont faites à une valorisation nettement inférieure à la dernière levée de fonds, comme celle du groupe de services de paiement Square, dirigé par l’homme fort de Twitter, Jack Dorsey. Par ailleurs, les investisseurs privés demandent de plus en plus de garanties lors des derniers tours de table, comme des protections en cas d’IPO à un prix inférieur, une liquidité préférentielle, etc. « Cela brouille les cartes de la valorisation », juge George Boutros, mais contribue à développer l’activité des banquiers d’affaires : les M&A sont aujourd’hui l’option privilégiée de sortie pour les fonds de venture, dans des marchés très chahutés en ce moment.
Leur rythme risque toutefois d’être freiné par la volatilité actuelle, reconnaît le financier : « Le marché était sous héroïne, une correction devait arriver. » Les banquiers devront redoubler d’efforts pour favoriser les transactions, et atteindre la convergence entre acheteurs et vendeurs sur le prix.

Accro à l’adrénaline

Parvenir à ce difficile équilibre pour conclure un deal : c’est le principal rôle du conseil M&A. Un métier au rythme intense : « Les deals se bouclent souvent à des heures tardives, c’est très prenant au niveau physique comme psychologique, car vous pensez à tous ces problèmes en permanence. Il faut aimer fonctionner à l’adrénaline. »
Marié à une Américaine et père de trois enfants de 23, 21 et 17 ans, George Boutros a pu compter sur la compréhension de sa famille pour faire passer ses clients en priorité, parfois aux heures les plus indues. Cet amoureux de la nature a aussi le moyen de compenser la tension en vivant à San Francisco, entouré par la mer où il pratique le surf, et les parcs, où il satisfait son goût pour les randonnées. Sans compter la photographie depuis un drone, un hobby qu’il cultive régulièrement grâce à la diversité des paysages californiens, et qu’il décline aussi lors de ses voyages. Notamment au Liban, où il a passé en famille le dernier Noël de son père. S’il revient régulièrement à Beyrouth depuis son départ il y a 40 ans, George Boutros n’y a pas de liens professionnels. En expert averti, il est toutefois convaincu que le pays regorge de talents en mesure d’en faire une tête de pont technologique dans la région. « Les Libanais ont le tempérament pour entreprendre, il faut leur donner les outils, notamment financiers, pour réussir. Mais il est surtout primordial qu’ils montrent leur capacité à développer un business model à l’étranger pour parvenir à lever des capitaux, leur marché intérieur étant trop étroit. »

Dates-clés

1979 : études de génie civil à Berkeley.
1986 : analyste M&A chez Morgan Stanley à New York.
1992 : transfert à San Francisco et rencontre de Frank Quattrone.
1998 : l’équipe M&A technologie de Morgan Stanley est débauchée par Credit Suisse.
2003 : départ de Frank Quattrone, sur fond de démêlés judiciaires.
2008 : création de Qatalyst Partners par Frank Quattrone.
2010 : George Boutros quitte Credit Suisse et rejoint Qatalyst Partners.
2016 : est promu CEO de Qatalyst Partners, Frank Quattrone devient président exécutif.