« Les pauvres ne sont pas le problème, ils sont la solution », écrit l’économiste péruvien Hernando de Soto dans son ouvrage, paru en 2005 et devenu depuis un classique “Le mystère du capital”. Président de l’Institut pour la liberté et la démocratie, basé à Lima, un think tank considéré par le magazine The Economist comme l’un des plus influents au monde, Hernando de Soto a conseillé une trentaine de gouvernements dans leurs politiques économiques. En tant que représentant personnel du président péruvien, Hernando de Soto a notamment négocié avec les États-Unis en 2006 l’accord de libre-échange qui lie son pays à son voisin américain. Pour cet âpre défenseur du marché libre, si le capitalisme triomphe en Occident, mais échoue dans le reste du monde, c’est parce que les trois quarts des habitants des pays en voie de développement n’existent pas légalement. Vivant dans ce qu’il nomme l’extralégalité, ces hommes et ces femmes sont incapables de faire fructifier l’immense capital qu’ils possèdent. Rencontre avec cet économiste, de passage au Liban, où il intervenait fin mai dans le cadre d’une conférence de l’ESA, organisée conjointement avec la banque Bemo.

En quoi “les pauvres sont-ils la solution” ?

Pour moi, l’objectif est de remettre en question la façon dont la problématique est posée : « Comment aider les pauvres ? » Mon intuition, c’est que les pauvres n’ont pas besoin de l’aide internationale et peuvent s’aider eux-mêmes. Pour cela, cependant, un obstacle majeur : ils ne parviennent pas à produire du capital, car ils sont relégués dans l’informel et l’illégal. Cela n’a rien d’un épiphénomène. Aujourd’hui, 5,3 milliards d’êtres humains, soit l’extrême majorité de la population de la planète, sont incapables d’utiliser leurs ressources pour créer de la valeur ! Pourtant, les habitants des pays en voie de développement possèdent des biens – une épicerie, une voiture, une maison, un terrain, des vaches… –, mais ces biens ne peuvent leur servir de levier financier faute d’existence légale. Ils ne sont pas documentés et représentent un “capital mort” ou un “capital somnolent”. Les sommes en jeu sont pourtant colossales : ce capital immobilier, dans les pays en voie de développement et dans l’ancien bloc soviétique, représente 9 300 milliards de dollars. Or, ces biens ne peuvent pas se vendre en dehors d’un cercle restreint où les gens se connaissent et se font confiance (voisins, famille…). Ils ne peuvent pas non plus servir à garantir des emprunts. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas formalisés, comme en Occident, par un titre de propriété qui garantit par exemple des crédits. L’un des moyens de dégripper le système est, selon moi, de permettre aux pauvres d’accéder au droit à la propriété.

Pourquoi est-ce si important de passer dans la légalité ?
Aristote avait coutume de dire que le potentiel de quelque chose est toujours plus grand que ce quelque chose lui-même. Un morceau de bois, par exemple, n’est rien en comparaison de son potentiel de transformation lorsqu’il devient un crayon ou une table… Rendez-vous compte : pour fabriquer un stylo, 17 pays différents interviennent ! C’est la plus-value, derrière le stock, qui compte. Mais pour obtenir ce supplément de valeur, il faut pouvoir intervenir dans le monde des transactions légales. En Occident, les biens possédés ont une existence parallèle à celle de leur matérialité : ils servent à enclencher un surcroît de production, en garantissant les intérêts d’autres parties, grâce notamment à un système d’hypothèques. Pourquoi ne pourrait-on pas faire de même dans les pays en voie de développement ? Si on veut cesser de marginaliser les pauvres, ceux-ci doivent être en mesure de profiter des effets de la propriété.
Comment introduire la légalité dans les systèmes informels ?
Le droit est primordial, mais ce que j’appellerai le “bon droit”, soit un système légal qui s’adapte au contrat social sur lequel repose la société dans laquelle on vit. Il ne s’agit pas ici de “copier-coller” les lois des pays occidentaux comme c’est trop souvent le cas. Le système légal doit s’adapter au monde extralégal : parfois, par exemple, il faut légaliser une situation de fait. Au Pérou, pendant la guerre contre le Sentier lumineux, nous avons connu d’énormes déplacements de population. D’un coup, 500 000 déplacés se sont installés sur des terrains qui ne leur appartenaient pas. À la fin de la guerre, le gouvernement s’est rendu compte que ces déplacés ne repartiraient pas : confronté à 500 000 personnes versus quelques familles de propriétaire, son calcul a été vite fait. Il ne pouvait pas chasser 500 000 personnes. D’où le droit de compensation. Il faut savoir s’ajuster. Le droit ne tient que dans la mesure où il est soutenu par une opinion publique.

Vous dites que nous assistons dans les pays en voie de développement à la même révolution industrielle que celle qui s’est produite en Occident entre le XVIIIe et le XIXe siècle ?
Tout à fait, les habitants des pays en voie de développement abandonnent à leur tour les sociétés rurales, autosuffisantes et isolées. Ces sociétés vivent la même révolution industrielle. La différence, c’est que cette fois, cette transformation est plus rapide et sur une plus grande échelle. De fait, les lois semblent incapables de suivre le rythme, ce qui oblige les nouveaux migrants à s’inventer des solutions extralégales. Or, les pays en voie de développement doivent créer des systèmes qui permettent l’adaptation de leurs institutions publiques à ces changements : on ne peut pas se contenter de solutions, qui viseraient seulement à alléger la pauvreté. Je le répète : le problème, ce ne sont pas les gens, ce sont les lois. Les pays qui ont accompli un travail législatif pour intégrer les entreprises extralégales ont prospéré plus rapidement que ceux qui résistaient aux changements.

Quels risques pourrait-il y avoir à ne pas entendre la voix des pauvres ?
Je crois qu’il y a un vrai risque pour nos sociétés d’aller vers des régimes autoritaires, le fascisme, les chefs religieux… Je voudrais revenir à ce qui a fait le “printemps arabe” aux premiers jours de la “révolution tunisienne” quand, Mohammad Bouazizi, un jeune vendeur ambulant de Sidi Bouzid, s’est immolé sur la place de son village. On a parlé de lui comme d’un “héros de la résistance” contre l’autocratisme… Mais notre enquête dévoile un portrait plus nuancé : il s’agissait d’un jeune homme de 26 ans, sans passé d’activiste, issu d’une famille pauvre, qui comptait sept frères et sœurs. Plus que tout, Mohammad Bouazizi était un “entrepreneur contrarié” : vendeur ambulant de fruits et légumes, il rêvait de s’acheter un camion pour négocier en direct auprès des agriculteurs. Un jour cependant, des inspecteurs de la ville l’ont accusé de n’avoir pas payé une amende pour une infraction arbitraire. Ils ont saisi ses stocks d’une valeur de 225 dollars ; un autre policier l’a même giflé en public. Faute de pouvoir récupérer ses biens, il n’a jamais pu emprunter l’argent pour acheter son camion… Mohammad Bouazizi n’était pas contre le système ; au contraire, il rêvait de s’y intégrer, d’être partie prenante du monde moderne… Pourtant, c’est lui qui a déclenché la fin du régime tunisien.

Un certificat hypothécaire pour mieux libérer le développement économique
Riad Obegi, PDG de la Bemo Bank, a présenté lors d’une conférence à l’ESA le Certificat hypothécaire Obegi (CHO), un projet de garantie immobilière, sur laquelle il travaille depuis une dizaine d’années. Cette garantie fonctionne comme un dépôt d’argent auprès d’une banque, rémunéré sur les mêmes bases et avec les mêmes risques. Cet instrument de crédit a cependant encore besoin d’une législation qui l’autorise à exister. Toutefois, pour Riad Obegi, le CHO se veut un cautionnement réel en faveur de l’ensemble des créanciers d’une banque pour la durée (un an, reconductible) où il est déposé à cette banque. Pour l’utiliser, le bien sur lequel est adossé le CHO doit être au nom du propriétaire libre de toute hypothèque. « L’immobilier est le principal élément du patrimoine au Liban. D’après mes estimations, le secteur représente quelque 1 000 milliards de dollars. Cependant, ce n’est pas un actif très liquide, et il reste sous-exploité », explique le PDG de la banque Bemo. L’émission de CHO est aussi à l’avantage de la banque dépositaire : celle-ci peut ainsi utiliser une grande part de sa liquidité, puisque ces cautionnements peuvent, en cas de nécessité, servir de support à son financement. À noter que le propriétaire ne cède jamais son bien, son dépôt agit comme une simple garantie.