Si tout le monde croit savoir que 1 + 1 = 2, il n’en va pas de même pour nos producteurs nationaux de données chiffrées, là où l’anarchie la plus totale reste la règle.
Dans un monde vivant au rythme de la révolution de l’information et des moyens de communication, il est intolérable que le Liban reste si mal préparé en matière de production, de stockage, de diffusion et de gestion des bases de données statistiques qui sont les purs produits de cette révolution.
Il faut reconnaître que le Liban n’a toujours pas su édifier ses appareils et organismes statistiques. Alors qu’on avait besoin de doter l’information d’un rôle plus efficace et plus dynamique dans le cadre de la reconstruction du pays. Au contraire, les carences et la lenteur, dont les gouvernements successifs de l’après-guerre assument essentiellement la responsabilité, ont fini par faire du domaine statistique un des champs additionnels des confrontations de la classe politique. Par exemple, il a fallu presque 3 ou 4 ans pour regrouper sous un même toit les différents services de l’Administration centrale de la statistique (ACS), l’organe officiel, supposé pallier les déficiences dans ce domaine.
Dans l’Europe d’après-guerre, les organismes européens de statistiques ont réussi, durant ce même laps de temps, à lancer des dizaines d’enquêtes nationales. Et à reconstituer l’essentiel des bases statistiques qui ont servi, par la suite, à l’élaboration et au fignolage des principaux plans de développement économique.
De plus, si la simple reconstitution “physique” de l’ACS a nécessité une si longue période, que dire alors des autres réformes nécessaires à son bon fonctionnement. En l’occurrence, les réformes institutionnelle, administrative et juridique, celles relatives aux ressources humaines, qui demeurent en grande partie en suspens.
D’ailleurs, ce vide statistique relatif a encouragé la politisation, la sectorisation, voire même la “confessionnalisation” de l’information statistique. Vu le manque de données neutres et unanimement reconnues, chaque groupe ou faction a eu tendance à développer, à sa manière, ses propres bases de données qui concordent généralement avec ses propres intérêts et aspirations. Ceci a souvent donné l’impression que les dissensions civiles se poursuivaient, mais sous d’autres formes. Les débats parlementaires ont souvent confirmé cette évidence.
Entre 3 et 4 millions
de Libanais
Or, les implications de cet état de fait statistique sont énormes à divers égards. Aujourd’hui, à titre d’exemple, il n’existe pas d’unanimité quant à l’évaluation de la population résidente au Liban. Les deux enquêtes nationales quasi officielles réalisées en 1995, séparément par le ministère des Affaires sociales et l’ACS, ont abouti à des estimations avec une disparité aberrante, faisant varier cette population entre 3,1 et 4,05 millions. De grandes incertitudes découlent naturellement de cette différence. Elles concernent l’ensemble des indicateurs démographiques du pays, y compris l’estimation de la taille de la population active et donc du chômage. Elles concernent également l’évaluation du poids de la main-d’œuvre étrangère et notamment de la main-d’œuvre syrienne. Celle-ci a été estimée récemment par deux sources sectorisées diamétralement opposées à 150 000 par l’une et à 2 millions par l’autre.
Au-delà de la dimension démographique, des incertitudes planent au niveau de certaines composantes essentielles des finances publiques et des comptes extérieurs. L’exemple des exportations est révélateur à cet égard puisque, malgré la publication de chiffres officiels, les industriels ont souvent tendance à les corriger à la hausse. Les cas de l’EDL et des municipalités, où les chiffres publiés ne sont ni précis ni fiables, peuvent être considérés, de par leurs implications sur les finances publiques, comme des exemples aussi révélateurs.
Mais c’est surtout au niveau de la comptabilité nationale que le vide est quasi total. En effet, comment assurer une allocation optimale des ressources, élaborer des politiques d’intervention, corriger des distorsions, en l’absence d’un état des lieux fiable concernant les principaux agrégats macroéconomiques et les deux dimensions sectorielle et spatiale de l’économie nationale ? Comment peut-on justifier, 10 ans après l’arrêt des hostilités, la persistance des querelles concernant le niveau du PIB et de ses taux de croissance annuels ? Quel “déflateur” le gouvernement a-t-il adopté dans l’évaluation des taux de croissance réels, neutralisant les effets de l’inflation ? Est-ce que le gouvernement possède des estimations acceptables quant au volume et à la structure de l’investissement public et privé ? Est-il suffisamment renseigné sur le volume et le mode de financement de la consommation des secteurs public et privé ? A-t-il une évaluation de l’évolution de l’épargne (ou de la “desépargne”) ? A-t-il une perception exacte du volume des déséquilibres extérieurs, notamment au niveau de la balance courante, ou de leurs implications économiques et financières ? Comment peut-il se fixer des objectifs précis pour les taux de croissance et le contrôle de la dette en l’absence de réponses chiffrées aux interrogations précédentes ?
Indispensables chiffres
Durant les périodes d’essor économique, on pourrait éventuellement gober l’idée que les forces du marché “exercent leur jeu spontané”, et ce en dépit des carences en matière de statistiques. Mais, dans les conditions actuelles de récession, cette approche devient intolérable, étant donné que la crise implique des coûts sociaux qu’il faut adéquatement répartir entre les différentes couches sociales. La rareté des ressources en période de crise ordonne une affectation serrée et plus rationnelle des dépenses, notamment des dépenses publiques. La disponibilité de données statistiques fiables devient une condition nécessaire pour mener à bien cette politique de rationalisation des dépenses, préconisée pour solutionner la crise.
Cette approche s’applique également à la rationalisation de l’ensemble des interventions étatiques, y compris la politique fiscale et celle des recettes publiques. Dans ce cas, une base statistique adéquate ne servira pas seulement à mieux orienter l’économie nationale, mais également à améliorer la crédibilité des demandes d’aide auprès de pays amis et des organisations internationales, surtout celles qui seront impliquées dans la gestion de la dette extérieure libanaise.
Trois approches
autour de l’ACS
La principale problématique qui se pose est la suivante : comment dynamiser les fonctions d’un éventuel organisme national de statistiques de manière à gérer les équilibres socio-économiques à partir d’un réseau de bases de données élargi et continuellement mis à jour ? Cet organisme devrait-il être concentré dans la seule ACS actuelle ? Trois approches sont envisageables :
• La première consiste à doter l’ACS de prérogatives très élargies. Elle serait techniquement responsable de la production des statistiques nationales d’une manière générale et systématique. Elle superviserait, voire même réaliserait des grandes enquêtes à la demande des différents ministères. Cette approche impliquerait – comme au Canada par exemple – une augmentation considérable du nombre de statisticiens, de techniciens, d’enquêteurs, de personnel administratif, etc.
• La seconde revient à créer des unités statistiques – mais réellement efficaces – au sein des ministères et des organismes publics. Ces unités seraient rattachées techniquement à l’ACS qui assurerait la conception et la supervision des principaux travaux statistiques concernant les ministères et organismes en question.
• La troisième consiste à limiter le rôle de l’ACS au contrôle et à la supervision des grandes enquêtes, l’essentiel du travail étant transféré au secteur privé selon des adjudications préparées par l’ACS. La réorganisation de l’ACS se fera donc, dans ce cas, par une diminution du cadre administratif et technique actuel.
Dans les conditions actuelles du pays, le choix devrait se porter sur la première ou la seconde approche, avec une préférence pour la seconde. Des réformes importantes devraient, cependant, être menées tant au sein de l’ACS qu’au sein des ministères. Ces réformes ne devraient pas se limiter aux champs administratif et institutionnel de la pratique quotidienne, mais englober une nouvelle politique de recrutement des ressources humaines et une nouvelle approche des salaires.
De plus, sur le plan juridique, il faudrait introduire des modifications majeures au niveau de la confidentialité de l’information statistique. Tout en reconnaissant la nécessité de sauvegarder certaines formes de confidentialité, cette dernière ne devrait constituer, en aucun cas, un obstacle au développement de la recherche scientifique. En effet, dans un monde avide d’informations chiffrées et de flux permanents de données, il n’est plus tolérable d’empêcher, au nom de la confidentialité, des centaines de chercheurs et d’universitaires de profiter des bases de données statistiques disponibles auprès des administrations, dont le coût a été finalement acquitté par le contribuable.
Opter pour cet accès à l’information découle d’ailleurs essentiellement d’un choix et d’une pratique démocratiques.