L’enfant turbulent des Kettaneh a prouvé qu’on peut dompter, par ténacité et un brin de feeling,
les agitations de cette zone toujours en éruption.
Par les raccourcis de l’histoire et une bonne dose de labeur, Nabil Kettaneh est, à 55 ans, à la tête d’une sorte de petit empire. Sans jamais sacrifier le contact humain “parce que rien n’est plus révoltant que l’indifférence”.
L’itinéraire des Kettaneh ressemble à une fresque, riche en noyaux romanesques. Les lignes généalogiques enchevêtrées veulent que leur ancêtre Dib Kettaneh, originaire du Kesrouan, ait déserté en 1685 le Liban pour la Palestine, Jérusalem.
Deux siècles plus tard, on retrouve les Kettaneh à Beyrouth. La success story démarre dans les années 1920. La fin de l’empire ottoman, l’ouverture à l’Ouest… entraînent une dynamique au Liban et dans la région, déclinée en autant de chantiers dans tous les domaines. L’occasion pour Francis Kettaneh, ingénieur de formation, de lancer une entreprise de construction y associant son frère Alfred.
Après quoi, les deux compères s’engagent dans le transport de courrier, desservant la ligne Beyrouth-Bagdad-Téhéran. Et un jour, ramenant le courrier de Bagdad à Beyrouth, ils se perdent dans le désert du côté de Palmyre dans le nord de la Syrie. À la bonne heure, ils découvrent alors ces anciens chemins de la soie ; aussitôt repérés comme les routes les plus convenables pour le transport de convois automobiles.
Et l’aventure commence ! Par la représentation et la distribution de véhicules américains, des “Dodge”. Prémonitoire de ce qui deviendra plus tard l’entreprise familiale, et qui plus est, entre-temps les deux frères cadets Charles – le père de Nabil – et Désiré ont rejoint leurs aînés.
À la fin de la Seconde Guerre, Kettaneh représente, dans pratiquement tous les pays du Moyen-Orient, les industries américaines les plus prestigieuses dans plusieurs branches d’activités dont General Electric, Chrysler, IBM, Dupont de Nemours, puis européennes dont Atlas Copco, Michelin, Wolkswagen et Siemens.
Mai 68 vécu comme un festival
Élève turbulent et indiscipliné, Nabil Kettaneh est tenu de changer constamment d’école pour éviter d’être renvoyé. Éduqué “à la dure”, pensionnaire très souvent ; de son passage chez les frères maristes à Jounieh il n’oublie pas «le réveil matinal à cinq heures et la douche au compte-gouttes».
À 17 ans, accompagnant sa sœur à Paris, il se retrouve à faire son bac au lycée Carnot. Et s’inscrit à l’Institut d’études politiques. Les événements de mai 68 éclatent. Il les vit «comme un festival souvent dans la rue. À l’époque, je n’étais pas de droite. Plutôt militant propalestinien. Pour une fois qu’on ne prenait pas les Arabes pour des barbares ! On a compris bien plus tard que c’était “potache”. Et pour moi ce fut là un prélude au vaccin contre la gauche».
Insoutenable légèreté de la jeunesse que seul Paris peut, impunément, abriter. Sensible à la poésie et à la littérature, il lit tout Mallarmé, Valéry, Verlaine. Amoureux des impressionnistes, il suit jusqu’en Hollande la trajectoire de Van Gogh.
Ayant eu vent de son “activisme”, son père dépêche de New York son oncle Francis qui le convainc de rentrer à Beyrouth. La tête encore pleine de la nouvelle littérature (Robbe-Grillet), de l’ambiance de Saint-Germain et d’un goût affiché pour l’autodérision qui sauve du ridicule et du non-sens.
De retour au pays, il entreprend à l’Université américaine des études de Business Administration. «Avec le passage à l’anglais, j’ai commencé à beaucoup aimer les mathématiques. Au terme de ma troisième année universitaire, je m’intégrais peu à peu à l’entreprise familiale et faisais des voyages. Surtout en Arabie saoudite où je passais deux à trois semaines, dans les conditions très difficiles de l’époque – la décennie 70».
Marié, il part pour 10 mois avec sa femme en Allemagne. «J’étais clerc comptable à Siemens Distribution à Munich. Nous habitions un studio de 25 m2. Heureusement, j’avais là de la famille. Ma sœur, Nayla Koenig, qui a une galerie d’art à Munich et à Berlin, et ma petite nièce».
Après l’AUB, il embarque de nouveau en 1974 pour la France, destination Fontainebleau, l’INSEAD précisément ; il y est recommandé par Nabil Chaath, aujourd’hui ministre palestinien, et qui avait été son professeur à l’AUB.
Il intègre complètement l’entreprise familiale en août 1974, quelques mois avant le début de la guerre du Liban.
«Vu de l’extérieur, Nabil a hérité de la boîte familiale, mais en réalité il a dû se battre très dur pour la conquérir, explique son grand ami Joe Faddoul, de Istisharat. C’est grâce à lui qu’elle a résisté pendant la guerre à tous les coups et sans céder aux tentations que représentait le cinquième bassin», où tout pouvait être amené illégalement. Et d’ajouter : «Nabil a le cœur sur la main».
Concevoir des “réseaux”
Nabil Kettaneh croit au travail d’équipe, au débat, à la consultation et n’a pas honte de se laisser convaincre par ses collaborateurs quand ils ont raison. En tout cas, il n’hésite pas à déléguer, vu le déploiement horizontal et vertical du groupe. La société F. A. Kettaneh (Liban) génère près de 50 millions $ de chiffre d’affaires annuel, hors ventes directes (de cigarettes) à la Régie et contrats d’État pour Siemens.
Le déploiement régional du groupe Kettaneh se fait en fonction des spécificités de chacun des pays. Ainsi, par exemple, en Égypte, outre les voitures et l’électroménager, Kettaneh possède une société de fabrication sous licence de produits pour enfants “Chicco”. Des produits qui vont être bientôt exportés d’Égypte vers la Jordanie. «L’idée est de pouvoir, depuis la Jordanie où nous sommes très bien structurés, notamment à travers les représentations de GE et Siemens, déborder vers la Palestine et l’Irak quand les conditions politiques le permettront».
Gérant 380 personnes au Liban, 280 en Égypte et une centaine en Jordanie, il lui arrive souvent de ramener du travail chez lui le soir. «Mon but est d’arriver à faire de cette entreprise une vraie société par actions et non plus un business familial». En attendant, il ramène à Beyrouth le holding du groupe Kettaneh, qui avait pendant la guerre déserté le Liban pour le Luxembourg.
Érigeant l’action innovante en règle de vie, il compte se développer dans de nouveaux produits, touchant en particulier au secteur des télécoms. L’installation plus qu’autre chose. C’est-à-dire, par exemple, concevoir des réseaux pour des banques. «Nous l’avons déjà fait pour la Libano-Française». À cet effet, une réorganisation est enclenchée dans le sens d’un rajeunissement et d’un ciblage des cadres-ingénieurs. Les télécommunications offrent plus d’un créneau prometteur. «Je viens de rentrer d’Italie où nous travaillons avec Ariston. Ils ont un système qui s’appelle Leonardo : la cuisine sur le net. L’Internet, c’est l’avenir. Ou on suit ou on est en dehors du coup».
Et si c’était à refaire ? Il entreprendrait également des études d’ingénieur pour mieux concevoir et assimiler les techniques modernes.
Côté cours, il se mettrait au violon, par amour pour la musique classique et pour la sérénité que cela pourrait lui apporter. Cet impulsif qui a “appris à se freiner” croit ferme au feeling. Collectionneur, uniquement pour son plaisir, une acquisition est toujours le fruit d’un coup de cœur… comme celui qu’il a eu pour la Chine qu’il envisage de revisiter tantôt.
Il a fait installer à l’entrée de son chalet à Faqra une image achetée au Musée de l’Espace à Washington représentant une galaxie avec des millions de points microscopiques… dont la Terre. L’artiste avait raison : «D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?». Sempiternel questionnement qui nous rattrape aux détours de la vie.
Fonctionne-t-il donc aux idéaux ?
«Certainement. Comment sinon pouvoir diriger une société et la conduire toujours vers plus de développement. Avec beaucoup de rêves, on fait un peu de réalité».