Le parcours de Jamil Cheaib au Québec est une histoire de réussite comme on en connaît
des dizaines, mais qu’on ne se lasse ni d’entendre ni de raconter.

Lorsque vous arrivez à Montréal, pour peu que vous soyez Libanais ou que vos hôtes soient originaires de la région, au nombre des sites et lieux d’intérêt que l’on vous indiquera, on ne manquera pas de vous recommander de faire une visite au “Marché Adonis”. Il y en a trois en fait. Entrer au “Marché Adonis”, que ce soit boulevard de l’Acadie, ou boulevard des Sources, ou à Laval, c’est plonger tout de suite dans une atmosphère bien de chez nous, et l’on comprend l’insistance mise à faire visiter ce qui reste somme toute un supermarché.
La surprise est grande, surtout pour ceux qui ont connu, dans des pays comme la France par exemple, les petites épiceries libanaises sélectives ou les traiteurs où tout coûte cher.
Chez Adonis, les petits concombres et les petites courgettes sont la norme, et non l’exception, toute l’année. Et en saison, il est tout à fait normal de trouver sur les étals, par exemple, amandes et pistaches, mouloukhia, jujubes et fèves. Voulez-vous des épices et des aromates, vous avez le choix, en vrac ou en sachet, de même pour le café, fraîchement torréfié et moulu. Au rayon boucherie, on vous détaillera la viande selon les méthodes de chez nous, pour les plats de chez nous. On vous fera goûter fromages (accaoui et Cie), olives, condiments, comme on le faisait autrefois. Au rayon boulangerie, vous trouverez des pains de toute la région, et même du “korban” (pain de messe), sans parler des galettes au thym, et de tout le reste. Et, partout, sur les linéaires et les gondoles, on retrouvera, en boîtes, en bocaux ou en sachets une foule de produits dignes d’un supermarché libanais.
Le “Marché Adonis” est une réussite, et cela pourrait suffire, mais lorsque l’on sait que cette entreprise, à elle seule, importe au Canada 70 % des exportations alimentaires du Liban (vers ce pays), on se dit que l’histoire mérite d’être racontée et nul n’est mieux placé pour le faire que Jamil Cheaib.
Il nous reçoit dans ses bureaux de la société Phoenicia, la société importatrice et distributrice qu’il a fondée. Un peu surpris que l’on s’intéresse à lui du Liban, ce n’est guère habituel, dit-il.

De l’épicerie de Damour

Originaire de Damour, où sa famille tient un “minimarket”, le jeune Jamil Cheaib doit fuir avec les siens, en 1976, en raison des tragiques événements que cette ville côtière connaît. Fils aîné d’une famille qui compte six garçons et trois filles, il se met en tête d’aller chercher fortune au Canada, où il pense retrouver un de ses meilleurs amis. Il se rend d’abord à Chypre, puis à Athènes, où pendant deux mois il tentera en vain de prendre contact avec son ami au Canada. Finalement, comme on ne peut pas lui délivrer en Grèce de visa pour le Canada, il apprend qu’il pourrait en obtenir un à l’arrivée à Montréal, vu la situation au Liban. Il prend le risque, et, ayant dépensé 800 dollars pour acheter son billet d’avion, c’est avec juste 200 dollars en poche qu’il s’envole pour Montréal où il ne connaît personne, à part l’ami introuvable.
À l’arrivée, premier coup de pouce du destin, Jamil Cheaib à sa descente d’avion commence les démarches d’immigration à l’aéroport de Dorval lorsque l’ami en question surgit à ses côtés incrédule et joyeux ! Venu accueillir son frère, qui arrivait d’Italie, l’ami peut donc se porter garant de Jamil Cheaib, ce qui facilite les démarches, et lui offre le gîte le temps de se retrouver.
Jamil Cheaib trouve tout de suite du travail dans une fabrique de rideaux, puis dans une épicerie orientale et, pendant deux ans, il met de l’argent de côté afin de pouvoir acheter, avec un de ses frères venu le rejoindre et un autre ami, Georges Ghorayeb, une petite épicerie orientale. Débuts difficiles, mais prometteurs, le magasin grandit et peu de temps plus tard ils commencent à importer des produits du Liban. Ce sera une décision heureuse.

Naissance d’Adonis

Le “Marché Adonis” naît en 1982 avec l’acquisition d’un grand local boulevard de l’Acadie. Pourquoi Adonis ? Le nom a un sens pour beaucoup, aussi bien pour les Libanais que pour les Grecs, nombreux à Montréal. Et sur les sacs et les sachets le nom du magasin figure en français, en arabe et en arménien – la communauté arménienne de Montréal est nombreuse également. Jamil Cheaib explique que la grande innovation par rapport à tous les magasins de produits orientaux qui existaient alors a été d’importer des produits libanais. Et la deuxième grande innovation sera de donner au magasin les proportions et la vocation d’un supermarché et non d’une modeste officine. La réputation de la cuisine et des produits libanais est établie et, bien que des produits similaires puissent être importés d’autres pays de la région, ce sont les produits faits au Liban qui plaisent le plus. Ceci est particulièrement vrai de la “tahiné” (pâte de sésame), de la “halawé”. De leur côté, les producteurs libanais se plient aisément aux normes et standards canadiens.
Les innovations suivront, création des rayons boucherie, produits frais, fruits et légumes, puis d’un rayon traiteur. Avec l’arrivée d’un autre frère encore, c’est une boulangerie-pâtisserie orientale en bonne et due forme qui ouvrira ses portes, près de l’Acadie, nommée “Andalos” ; elle approvisionne les magasins et les restaurants libanais de la ville. Plus tard encore, deux poissonneries, toutes deux nommées La Sirène, elles comportent aussi un restaurant où, comme au Liban, on choisit le poisson que l’on veut consommer avant de passer à table. Toutes ces innovations interviennent au fur et à mesure que les frères et sœurs de Jamil Cheaib arrivent au Canada, l’entreprise demeure familiale, malgré son expansion, et la demeurera vraisemblablement. Elle est à 90 % libanaise pour ce qui est des employés. L’entreprise Adonis, à elle seule, compte 350 salariés libanais, à tous les niveaux.
La clientèle, pour sa part, est variée. Avec un supermarché libano-méditerranéen, selon les normes canadiennes, et en suivant une politique de qualité et de prix étudiés, Adonis a attiré une clientèle inhabituelle. Si, au début, les Canadiens de souche ne représentaient que 3 % de la clientèle, ils en constituent aujourd’hui plus de 50 %. Par ailleurs, Adonis attire des clients d’autres provinces du Canada, et surtout des États-Unis. New York, Boston ne sont qu’à six heures de route de Montréal, et comme Adonis est ouvert le dimanche, on peut venir de loin.

Les maillons
de la chaîne alimentaire

Attirée d’abord par la qualité et le prix de ces produits venus d’ailleurs, la clientèle canadienne se familiarise avec les produits et les Libanais, tandis que la communauté libanaise s’accroît. Les deux phénomènes se conjuguent pour susciter l’intérêt de chaînes purement canadiennes de supermarchés, comme Loblaws, IGA, Provigo, Metro. Le groupe s’enrichit alors d’une nouvelle société, Phoenicia, qui assure désormais l’importation et la distribution, avec une succursale à Toronto. Ses activités s’étendent jusqu’aux États-Unis.
Pour faire face à la demande, le groupe crée sa propre branche production, notamment de graines et de légumineuses, d’une conserverie. Et, de ce fait, attire l’attention et l’intérêt des responsables canadiens, en tant qu’exportateur de produits désormais labélisés “canadiens”. Le groupe compte déjà plus de 650 salariés.
Dans quelques mois, un nouveau “Marché Adonis” verra le jour sur l’Acadie, plus grand que l’ancien, et sur plusieurs niveaux.

Plébiscité à la télé

Comment expliquer cette réussite ? Peut-être en disant que Jamil Cheaib a eu la bonne idée, au bon moment, au bon endroit. Ce concept de magasin combinant à la fois produits “ethniques” – selon le terme à la mode – et marché canadien était nouveau. En outre, le Canada est un pays où qui veut, peut, et où les facilités d’entreprendre sont nombreuses. Sans compter que les Libanais s’y intègrent facilement, s’adaptent aux usages et aux lois, et que les Québécois, comme le note Jamil Cheaib, sont simples et ouverts. Il précise, parmi les raisons du succès, le caractère familial du groupe, et le fait que même sur un bien plus petite échelle, la famille était déjà au Liban dans le même secteur commercial. La relève est d’ores et déjà assurée, Jamil Cheaib a trois enfants : Georges, 11 ans, Andrew, 9 ans, et Joey, 7 ans.
Il y a trois ans, la télévision canadienne avait choisi trois chefs d’entreprise immigrés qui avaient réussi brillamment au Canada. L’un venait de Taïwan, l’autre d’Europe de l’Est et le troisième était Jamil Cheaib. Son commentaire aujourd’hui : les Libanais ont réussi au Canada, mais ils sont un peu oubliés dans la mère patrie. Pour remédier à l’éloignement et à l’indifférence, un groupe de chefs d’entreprise d’origine libanaise tente de mettre sur pied un club libanais, une Chambre de commerce libano-canadienne.