La structure archaïque de la Bourse de Beyrouth est un vrai écueil devant le développement
du marché. Avant d’accuser la crise économique de tous les maux, voyons si c’est possible
de modifier d’abord la structure interne de cette Bourse dormante.

Depuis 1996, la Bourse de Beyrouth tente sans grand succès de reprendre la place qu’elle occupait jadis parmi les Bourses régionales. S’il est vrai que le contexte économique actuel est loin d’être propice au développement du marché, force est de constater que la sclérose de notre Bourse ne peut être attribuée ni au marasme économique régnant ni au manque de confiance de la part de l’opinion publique, même si celle-ci constitue, selon Flaubert, le thermomètre de la bourse. D’autres problèmes plus intrinsèques, liés à la structure administrative de la Beirut Stock Exchange (BSE), sont à la source de
ce manque de confiance et brisent tout élan possible de notre marché.
Depuis sa création par l’arrêté n° 1509 du 3 juillet 1920, la BSE a fait l’objet de multiples réglementations ; actuellement, les deux textes principaux qui régissent la Bourse de Beyrouth sont :
1) Le décret-loi n° 120 du 16 septembre 1983 (modifié par le décret-loi n° 30 du 23 mars 1985 et par la loi n° 418 du 15 mai 1995).
2) Et le décret n° 7667 du 16 décembre 1995 qui a publié le règlement intérieur de la Bourse de Beyrouth en application de l’article 20 du décret-loi n° 120.
Ces deux textes constituent aujourd’hui l’essentiel du droit des marchés financiers libanais, tant au niveau des activités entreprises au sein du marché qu’au niveau de la structure administrative de la Bourse de Beyrouth.

La structure administrative

En vertu de l’article 40 du décret n° 7667, la BSE est composée de toutes les sociétés anonymes libanaises ayant un capital supérieur à 30 millions LL. Elle est dirigée par un comité, nommé par décret pris en Conseil des ministres, composé de dix membres : deux experts en matière financière (parmi lesquels le président du comité est choisi), un représentant du ministère des Finances (vice-président), deux représentants des banques, deux représentants des courtiers, deux représentants des sociétés cotées en bourse et un représentant des sociétés membres de la Bourse.
L’article 13 du décret-loi n° 120 accorde au comité «les mêmes prérogatives que celles accordées par le code de commerce au conseil d’administration d’une société anonyme», en plus des prérogatives suivantes énumérées aux articles 21 et 22 du décret n° 7667 :
• Gérer, réglementer et développer
les marchés.
• Protéger les intérêts des investisseurs.
• Contrôler l’activité des sociétés émettrices de valeurs mobilières.
• Assurer l’information des émetteurs et des investisseurs.
• Proposer des projets de loi.
Cette physionomie administrative de la BSE appelle les observations suivantes :
1) Ni le décret-loi n° 120 ni le décret n° 7667 ne déterminent la nature juridique de la BSE en tant qu’organisme. Surtout que sa composition hétéroclite laisse planer certains doutes sur la question. À l’occasion d’un litige, qui a opposé un nombre de courtiers financiers à la BSE, le Conseil d’État dans son arrêt n° 60/94 du 9 novembre 1994 s’est prononcé sur la question, en qualifiant la BSE d’«établissement public doté d’un pouvoir réglementaire».
2) La représentation des banques au sein du comité de la BSE nous paraît inopportune en raison du conflit d’intérêts qui existe entre l’activité bancaire, d’une part, et l’activité boursière, d’autre part. En fait, les deux activités se ressemblent énormément : toutes les deux visent essentiellement à attirer l’épargne en vue de financer le développement des entreprises. La seule différence est que les banques financent moyennant une rémunération plus ou moins importante, alors que les marchés financiers sont censés assurer le financement à un moindre coût. Cela étant, il serait aberrant de faire participer les représentants du secteur bancaire “concurrent” à la direction des marchés financiers.
3) Les prérogatives attribuées au comité de la BSE cumulent au sein de celui-ci les deux rôles antagoniste et incompatible d’“entreprise de marché” et d’“autorité de régulation” (même si cette dernière mission n’est exercée que concurremment entre le ministère des Finances, représenté par le commissaire du gouvernement auprès de la Bourse et de la Banque du Liban, qui exerce un contrôle sur les professionnels du marché).
Pourtant, le décret-loi n° 120 du 16 septembre 1983 avait prévu la création d’un conseil des marchés financiers ayant pour mission de «veiller au bon fonctionnement de la Bourse et de son comité dirigeant». Autrement dit, la structure prévue à l’origine par le décret-loi de 1983 envisageait à juste titre une séparation entre entreprise et autorité de marché. Malheureusement, et pour des raisons inconnues, les articles afférents à la création du comité ont été subrepticement abrogés par le décret-loi n° 30 du 23 mars 1985.
C’est cette dernière anomalie née de la réunion des fonctions de contrôle et de gestion au sein d’un même organisme qui semble être la plus préjudiciable au développement de notre marché financier.

“Entreprise de marché” vs “autorité de régulation”

Le fonctionnement d’un marché financier réglementé nécessite l’exécution des deux tâches principales suivantes :
1) Une première tâche consiste à établir les conditions générales d’organisation et de fonctionnement du marché, notamment celles relatives aux fonctions suivantes :
• l’admission des membres ;
• l’admission des instruments financiers aux négociations ;
• l’organisation des transactions et de leur dénouement ;
• la publication des informations ;
• la création d’indices boursiers servant de support à des contrats à terme.
L’organe qui exerce cette fonction est appelé « entreprise de marché »
2) Une deuxième tâche indispensable au fonctionnement d’une place financière consiste à réglementer et à surveiller l’activité du marché de manière à assurer une transparence aux transactions et à protéger l’épargne publique. L’entité exerçant cette mission est dénommée “autorité de régulation” ou “autorité de contrôle” ou encore “autorité de marché”.
Depuis leur apparition au XVIIe siècle, les bourses ont obéi à deux types d’organisation différents : le modèle anglais libéral confiait l’organisation de la Bourse aux intervenants de marché (les “clubs”) en toute indépendance des pouvoirs publics, tandis que le modèle français monopolisait entre les mains des pouvoirs publics l’organisation des marchés financiers.
Aujourd’hui, la quasi-totalité des grandes places financières répond à un même modèle d’organisation en vertu duquel une entreprise de marché (souvent une société commerciale privée) assure le fonctionnement et l’organisation du marché sous la surveillance d’une autorité de régulation, étatique certes, mais indépendante. Ce schéma est à
l’image de la très puissante Securities and Exchange Commission (SEC) aux États Unis ou de la Commission des opérations de Bourse (COB) en France.
Les deux fonctions d’“entreprise de marché” et d’“autorité de régulation” se trouvent ainsi scindées et confiées à deux entités différentes, indépendantes et surtout spécialisées. C’est ainsi qu’en France, depuis la loi de modernisation des activités financières du 2 juillet 1996 (désormais connue sous l’appellation de loi MAF), l’architecture du marché financier a été bouleversée.
La SBF-Bourse de Paris (société commerciale de droit privé, devenue Euronext depuis septembre 2000 suite à la fusion entre les Bourses de Paris, de Bruxelles et d’Amsterdam) est l’entreprise de marché gestionnaire du premier et du second marché ainsi que du marché des European Depositary Receipt (EDR). D’autres sociétés privées comme la Société du nouveau marché (SNM), Monep SA ou Matif SA sont les gestionnaires respectifs du nouveau marché, du marché d’options et du marché à terme. Tandis que l’autorité de régulation est exercée principalement par la Commission des opérations de Bourse (COB) et le Conseil des marchés financiers (CMF), selon une répartition minutieuse des compétences prévue par la loi MAF.
Les marchés financiers émergents n’ont pas tardé à suivre cette nouvelle uniformisation structurelle des marchés et depuis quelques années les marchés financiers arabes font l’objet d’une refonte radicale dans ce sens.

Évolution boursière arabe

En Jordanie, une séparation totale existe désormais entre, d’une part, l’entreprise de marché, exercée par la Bourse de Amman (Amman Stock Exchange) qui a, depuis mars 1999, le statut d’une association privée à but non lucratif ayant pour membres tous les intermédiaires financiers opérant sur le marché et, d’autre part, l’autorité de régulation exercée par la Commission jordanienne des valeurs mobilières (Jordan Securities Commission), une autorité administrative autonome créée en 1997.
En Égypte, la dernière loi sur les marchés financiers de 1992 a prévu la possibilité de constituer des sociétés de bourse relevant du droit privé ; l’autorité de contrôle étant toujours de la compétence de la Commission générale du marché financier (CGMF) qui est une autorité administrative autonome.
Aux Émirats arabes unis, depuis 1999 seulement, une Commission des valeurs mobilières a été créée en vertu d’une loi fédérale avec pour mission de réglementer les marchés financiers et de délivrer les autorisations administratives aux différentes bourses régionales.
En Tunisie, une réforme législative de 1994 a créé le Conseil du marché financier (CMF), une autorité administrative autonome qui exerce le rôle d’autorité de régulation. Alors que l’entreprise de marché est confiée à une société anonyme constituée de tous les intermédiaires admis en bourse, dénommée la Bourse des valeurs mobilières de Tunis, la BVMT.
Au Maroc, depuis juillet 1994, l’entreprise de marché est exercée par la Société de la bourse des valeurs de Casablanca, une société anonyme de droit privé. Alors que l’autorité de contrôle est l’apanage du Conseil déontologique des valeurs mobilières (CDVM) qui est un établissement public doté de la personnalité morale et disposant d’une autonomie financière.
Tous ces pays arabes ont réalisé l’importance de la segmentation des activités de leurs marchés financiers et ont procédé, par voie de réformes législatives, à la séparation entre activités de gestion et de contrôle.
Seuls le Koweït et la Palestine n’ont pas encore dissocié ces deux activités. Au Koweït, la Bourse du Koweït (KSE), une institution financière autonome relevant du droit public, cumule toujours les deux fonctions. En Palestine, les deux fonctions sont assumées par la Bourse de la Palestine (PSE) qui est une société de droit… privé ! C’est là sans doute la structure la plus scandaleuse.

Une segmentation
incontournable

Au terme de cette revue comparative des marchés financiers, on se rend compte que la plupart des pays émergents ont opté pour la modernisation de la structure administrative de leurs marchés financiers, en l’alignant sur celle des grandes places financières. Dans la majorité des cas, la réforme opère, en premier lieu, une séparation entre l’entreprise de marché et l’autorité de contrôle et aboutit à une attribution de la première au secteur privé.
Les avantages d’une telle architecture sont évidents. La segmentation des fonctions renforce, tout d’abord, la transparence du marché et encourage l’entrée des investisseurs institutionnels aux marchés, surtout lorsque le contrôle est effectué par une autorité administrative autonome dotée d’une grande crédibilité. Quant à l’attribution de la gestion du marché au secteur privé, elle est de nature à développer l’activité du marché. L’approche plus commerciale du secteur privé contribue à augmenter le nombre des sociétés émettrices et à diversifier les instruments financiers. En outre, la gestion du marché par le secteur privé permet son ouverture à d’autres marchés et facilite le nouage d’alliances avec d’autres bourses (le cas des Bourses de Paris, de Bruxelles et d’Amsterdam en témoigne), ce qui implique un renforcement de la capitalisation boursière.
À la lumière de ces développements, il semble évident que la structure administrative de la Bourse de Beyrouth est devenue archaïque et constitue désormais un écueil devant le développement du marché.
Pour sortir de l’impasse actuelle, une première démarche consistera à séparer entre entreprise de marché et autorité de contrôle. Par la suite, une autorité administrative autonome (à l’image de la COB), bénéficiant d’une indépendance totale envers les autres autorités financières, notamment la Banque du Liban, devra être créée avec pour mission de protéger l’épargne publique, d’informer les investisseurs et de veiller au bon fonctionnement des marchés.
Cette autorité devrait être hautement placée dans le positionnement institutionnel au sein de l’État. En France, par exemple, le président de la COB a la faculté de demander d’être entendu par la commission des Finances des deux Assemblées.
Finalement, le marché pourrait être divisé en plusieurs marchés (Premier marché, Second marché, Nouveau marché, Marché d’options…) dont la gestion serait confiée à des sociétés privées différentes. En outre, cette restructuration serait parfaitement conforme aux objectifs du gouvernement actuel, en quête de recettes provenant de la privatisation.
C’est seulement à l’issue de ces réformes que le marché financier libanais pourra figurer parmi les places financières émergentes susceptibles d’attirer les investisseurs institutionnels étrangers absolument indispensables à tout développement.
Dans un monde financier en mutation, le besoin d’une modernisation de notre droit financier se fait sentir avec urgence.


* DES en droit privé, chargé de cours à l’USJ, avocat à la Cour (cabinet Souaiby et Rassi).