Depuis quelques semaines, on n’entend plus parler que de ce concept au nom bizarre : la titrisation, comme une solution miracle au problème des dettes. En réalité, ça ne l’est pas, mais c’est un outil financier dont l’utilité et l’efficacité sont tributaires du cadre d’application. Une analyse juridique
pour voir plus clair.
La titrisation (en anglais, “securitization”) est une technique financière qui permet à une entreprise de transformer ses créances en titres négociables. La titrisation peut revêtir plusieurs formes ; celle qui est la plus utilisée se fait par émission de titres adossés à des créances avec flux identiques (“pass-through securities”). La mutation se fait en deux étapes :
• En premier lieu, l’entreprise qui détient des créances, actuelles ou futures, sur sa clientèle va les céder à une entité ad hoc appelée en anglais “Special Purpose Entity” (SPE) ou “Special Purpose Vehicle” (SPV).
• En second lieu, l’entité ad hoc va acquérir les créances en émettant des titres sur le marché des capitaux. Le remboursement de ces titres sera assuré au moyen des sommes payées par les débiteurs des créances cédées. C’est en quelque sorte une version plus complexe de l’escompte de la lettre de change.
La titrisation peut s’effectuer également, soit par émission de titres adossés à des créances (“asset backed securities”), soit encore par émission de titres adossés à des créances avec flux transformés (“pay-through securities”). Seule la première forme décrite ci-dessus fait l’objet de la présente étude.
Dans sa forme la plus utilisée, la titrisation fait intervenir trois parties :
1) Le cédant, appelé également l’établissement initiateur, parce que c’est lui qui donne naissance aux créances titrisées.
2) Le cessionnaire, qui est une entité ad hoc créée spécialement pour les besoins de l’opération et dont l’actif est composé exclusivement des créances acquises, ce qui diminue énormément les risques de sa faillite et renforce la sécurité des porteurs de titres. En France, cette entité prend nécessairement la forme d’un “fonds commun de créances”.
3) Les investisseurs porteurs des titres émis par l’entité ad hoc.
Un schéma plus complet de la titrisation comporterait d’autres parties telles que :
• Les établissements arrangeurs chargés de concevoir et de mettre en place l’opération.
• Les agences de notation qui apprécient le niveau de risque de l’opération.
• Les garants des débiteurs cédés.
• Les autorités de contrôle du marché sur lequel les titres sont émis.
Les objectifs recherchés
par la titrisation
Ces objectifs varient en fonction de l’activité de l’initiateur. En sortant un ensemble de créances de leur bilan, les entreprises privées allègent la structure de leurs actifs et diminuent leurs besoins en fonds propres. Ainsi, les banques européennes ont trouvé dans la titrisation un moyen efficace pour adapter leur ratio de solvabilité aux exigences du ratio Cooke.
Quant aux entreprises publiques, elles parviennent à améliorer leur capacité d’endettement en la dissociant de celle de leur gouvernement par le biais de la titrisation. En effet, les titres émis par ces entreprises publiques bénéficient, dans la plupart des cas, d’une notation supérieure à celle attribuée aux titres émis par leur gouvernement. Par conséquent, elles réussiront à obtenir un financement à des taux d’intérêt moins élevés que ceux payés par leur gouvernement lors de ses émissions obligataires.
Ce fut le cas notamment de la société pétrolière mexicaine Pemex Finance Ltd qui jouissait en 1998 d’une notation supérieure de trois points à celle attribuée aux émissions du gouvernement mexicain. (Source : Fonds monétaire international).
Cette différence entre le risque des titres émis par les entreprises publiques et celui du gouvernement s’est parfaitement illustrée lors des crises internationales ; alors que des pays comme le Mexique, la Russie ou le Pakistan n’arrivaient plus à payer leurs dettes, les entités ad hoc cessionnaires des créances titrisées d’entreprises publiques de ces mêmes pays réussirent toujours à honorer leurs engagements vis-à-vis des porteurs des titres.
Les problèmes juridiques
La titrisation ne peut être réalisée que dans un cadre législatif adéquat. Excepté le cas des États-Unis, la plupart des pays du monde, y compris le Liban, ne disposent pas de ce cadre. Même dans certains pays développés comme la France, certaines titrisations ne sont pas actuellement possibles, eu égard au droit positif. Les principaux obstacles juridiques se situent : (1) au niveau de la structure juridique de l’entité ad hoc, (2) au niveau du transfert des créances, (3) et au niveau des conséquences de la faillite de l’initiateur sur toute l’opération.
(1) La structure juridique de l’entité ad hoc – Le choix de cette structure dépend du lieu de l’émission des titres. Au cas où celle-ci se fera en dehors du pays de l’initiateur, l’entité ad hoc sera souvent une offshore. Dans le cas contraire, elle devra satisfaire aux conditions imposées par le droit interne du pays de l’initiateur. En France, cette entité revêtira obligatoirement la forme d’un fonds commun de créances (FCC) régi par la loi du 23 décembre 1988.
Au Liban, en l’absence de texte spécial réglementant la matière, force est de constater que l’acquisition de créances – surtout lorsqu’il s’agit de créances futures – constituerait une opération de crédit qui ne peut être exercée que par les établissements de crédit agréés (banques), conformément aux dispositions du code de la monnaie et du crédit.
(2) Le transfert des créances – Ce transfert est possible soit par cession de créances, soit par subrogation (substitution), soit encore par délégation. Le choix du moule juridique du transfert est d’une importance cruciale. Tout d’abord, il faut s’assurer que la forme choisie opère une sortie définitive et irrévocable des créances du patrimoine de l’initiateur et pour cela opter pour la cession de créances. Ensuite, il faut vérifier que toutes les exigences requises par la loi pour la validité de la cession ont été satisfaites.
En effet, l’article 283 du Code des obligations et des contrats (COC) considère que la cession n’existe pas à l’égard du débiteur cédé tant qu’elle ne lui a pas été signifiée et tant qu’il ne l’a pas acceptée par acte authentique. Même la cession effectuée à une entité ad hoc située en dehors du Liban nécessite l’accomplissement de ces formalités. Toute omission aux exigences de l’article 283 COC portera préjudice aux intérêts des investisseurs, du fait que les débiteurs cédés pourront se libérer entre les mains de l’initiateur.
(3) La défaillance de l’initiateur – L’éventuelle défaillance de l’initiateur constitue un risque pour les investisseurs surtout lorsque les mécanismes juridiques de protection prévus par les parties s’avèrent complètement inefficaces.
L’hypothèse est la suivante : après avoir titrisé une partie de ses créances futures en les cédant à une entité ad hoc, l’initiateur fait faillite. Au cas où les effets de cette faillite parviennent jusqu’à l’entité ad hoc, les investisseurs perdront tout privilège et ne se feront rembourser qu’en concurrence avec les autres créanciers de l’initiateur.
Pour éviter une telle éventualité, les parties cherchent par des moyens juridiques à transformer l’entité ad hoc en sanctuaire apte à mettre en échec toute tentative visant à consolider ses comptes avec ceux de l’initiateur failli.
C’est là que l’importance du cadre juridique dans lequel la titrisation évolue prend toute son ampleur ; il s’agit de savoir dans quelle mesure les lois d’un pays permettent à l’initiateur de créer un écran entre son passif et celui de l’entité ad hoc concessionnaire de ses créances. La question devient encore plus compliquée lorsque la cession porte sur des créances futures qui peuvent prendre naissance postérieurement à la cessation de paiement de l’initiateur.
En France, la Cour de cassation par un arrêt récent du 26 avril 2000 a considéré que l’ouverture d’une procédure collective à l’égard du cédant des créances fait obstacle aux droits du cessionnaire sur les créances nées de la poursuite d’un contrat à exécution successive postérieurement à cette procédure. Malgré tous les mécanismes de précaution, l’entité ad hoc n’a pas pu être mise à l’abri des répercussions de la défaillance de l’initiateur.
Aux États-Unis, pourtant considérés par les agences de notation comme ayant l’environnement juridique le plus propice à la titrisation, la situation des investisseurs en cas de défaillance de l’initiateur reste toujours assez incertaine. Le cas actuel de la société d’acier LTV est là pour en témoigner : après avoir titrisé une partie de ses créances, la société défaillante demande que l’acte de cession des créances soit entièrement révisé et requalifié au motif qu’il ne constitue pas une cession réelle (“true sale”, concept propre au droit américain), mais seulement un arrangement financier. Si cette demande est retenue, tout le mécanisme de la titrisation serait remis en cause.
Pour mettre fin à ce genre d’incertitudes, un projet de réforme du code de la faillite (“Bankruptcy Reform Act”) est déjà devant le Congrès. La section 912 du projet établit une indépendance totale de l’entité ad hoc vis-à-vis de l’initiateur et prohibe toute consolidation entre les bilans des deux entités. Avec cette disposition, les États-Unis deviendront le premier pays à se doter d’une législation protectrice des intérêts des investisseurs en matière de titrisation.
Au Liban, il suffirait de prouver que l’entité ad hoc n’est qu’une société de pure façade créée dans le seul but de camoufler une opération de financement, pour que l’extension de la faillite de l’initiateur au cessionnaire soit possible.
La récente loi n° 520 du 6 juin 1996 sur la fiducie, à laquelle on serait tenté de recourir pour dissocier le patrimoine de l’initiateur de celui de l’entité ad hoc, n’apporte aucune solution au problème ; en vertu des dispositions de l’article 11 de cette loi, les effets de la fiducie s’éteignent dès lors que le fiduciant fait faillite.
Les chances de réussite
au Liban
L’article 5 du dernier projet de loi proposé par le gouvernement et portant sur la création d’un compte destiné à gérer la dette publique confère à la BDL la possibilité de recourir à la titrisation pour l’allègement de la dette publique. Selon le projet, les créances qui pourraient être titrisées ultérieurement sont :
• Les revenus nets du ministère des Télécommunications.
• Les revenus de la Régie des tabacs.
• Les revenus du Casino du Liban.
• Les revenus futurs de la privatisation.
• Les dons, les aides et les prêts éventuels.
La BDL prendra en charge la conception et la mise en place de la titrisation.
À ce stade, le projet reste assez vague sur plusieurs de ses éléments, notamment en ce qui concerne le conduit juridique qui sera adopté ou la nature interne ou internationale de l’émission des titres. Surtout que, réserve faite des recettes du ministère des Télécommunications, les créances visées par le projet n’ont pas de grandes chances de réussite sur les marchés internationaux faute de susciter l’engouement des investisseurs.
Très probablement, l’émission des titres s’effectuera à l’instar des euro-émissions précédentes : des investisseurs locaux, en l’occurrence les banques, vont souscrire aux titres émis sur un marché international.
Décidément, la BDL chargée de monter la titrisation aura du pain sur la planche.
(*) DES en droit privé, chargé de cours à l’USJ, avocat à la Cour (cabinet Souaiby et Rassi).