Au-delà de la concurrence sur les “places” régionales, Dubaï est devenu presque
le complexe des Libanais. On peut s’en tenir là, ou essayer de voir ce qui fait rouler l’émirat.
Là où elle n’existe pas dans le texte, les lecteurs feront d’eux-mêmes la comparaison avec le Liban.

À chaque visite à Dubaï, on se pose les mêmes questions. Comment cet émirat, dont le revenu provenait à 70 % de la pêche, dans les années 50, a-t-il pu se hisser à un tel niveau de performance, souvent qualifié de “miracle économique”, en l’espace de quelques décennies ? De quoi s’est-il doté pour polariser de nombreux rôles que d’autres pays – notamment le Liban – remplissaient traditionnellement ? Et dans quelle mesure, cette oasis en plein désert peut-elle assurer sa viabilité future ?

Des émirats bien unis

D’abord, l’essor de Dubaï ne peut être dissocié de son intégration, depuis le début des années 70, à un espace économique plus vaste, celui des Émirats arabes unis, un pays qui occupe le 3e rang mondial au niveau des réserves pétrolières. Avec une population résidente de l’ordre de 2,9 millions d’habitants, un taux d’activité de l’ordre de 50 % (1,5 million d’actifs) et un PIB d’environ 57 milliards $ (en 2000), les EAU ont le revenu par tête d’habitant le plus élevé de la région, variant entre 18 000 et 20 000 $ par an, selon l’évolution des prix du pétrole.
Quoique la contribution de l’or noir au PIB soit en moyenne d’environ 25 %, les EAU ont réussi quand même à développer une structure économique assez variée. Il ressort des statistiques disponibles que la part de l’industrie dans le PIB atteint environ 17 % – presque le même taux que celui du Liban – et celle de l’agriculture 15,3 %, presque le double du taux libanais. Les services d’affaires (banque, assurance, commerce et tourisme) viennent en 3e place avec un taux de 12,3 %, suivis par le secteur de la construction avec une contribution de 11,5 %.
Les EAU sont, par ailleurs, caractérisés par un taux d’investissement considérable, représentant en 1999-2000 en moyenne 28 % du PIB. Conclusion : l’itinéraire de cet espace économique, qui a pris au départ la forme d’une société “rentière” classique, tributaire du pétrole, a finalement débouché sur une diversification solide qui a eu tendance à confirmer le caractère “autoentretenu” (“sustainable”) de ce développement. Un concept cher aux organisations spécialisées de l’ONU.

Dubaï, le singulier

Si Dubaï fait partie intégrante de cet espace économique, il présente néanmoins beaucoup de spécificités. D’abord, Dubaï n’est pas une puissance pétrolière. Lançant sa production en 1969 avec environ 180 000 barils par jour, cet émirat n’est pas parvenu, par la suite, à augmenter ce volume de façon significative. Mais la faiblesse relative de ses revenus pétroliers a été largement compensée par des flux financiers procurés par l’État fédéral, et notamment par l’émirat d’Abu Dhabi. Qui, lui, est un “vrai” producteur pétrolier. Ces flux prenaient des formes directes, mais surtout indirectes, à travers le financement fédéral de certains grands projets d’infrastructure et d’équipement qui ont dopé le mode d’utilisation du sol et de l’espace.
À cet effort considérable en matière d’infrastructure est venu s’ajouter un mode de gouvernance étatique inspiré des idéaux de liberté économique, d’ouverture, de prise de risques et surtout d’audace et d’imagination. À l’inverse du cas libanais, cet espace nouvellement né n’avait pas à supporter, en matière de bureaucratie administrative et de pratiques politiciennes, le lourd héritage du passé. Mettant à profit les courants de libéralisation, de globalisation et de révolution technologique et informatique, Dubaï a réussi rapidement à faire tourner l’administration, de manière à en faire un moteur additionnel de développement. Durant ces mêmes décennies, le Liban était le théâtre de dissensions intérieures et extérieures qui ont endigué sa capacité à s’adapter à la nouvelle donne internationale.
Alliant ces deux volets, infrastructure d’un côté et gouvernance rationnelle de l’autre, Dubaï se dote ainsi d’un poids beaucoup plus important que ne le permettent à première vue sa démographie, sa superficie, ou ses richesses naturelles.

Des exemples surprenants

Un des exemples illustrant cette situation réside au niveau des activités commerciales. Sur un total d’importations de l’ordre de 33 milliards $ en 1999 pour l’ensemble du pays, Dubaï (dont la population résidente représente moins de 30 % de celle des EAU) accapare à lui seul environ 73 %. En comparant ces données au cas libanais, on remarque que le Liban, dont la population résidente est 4 fois plus élevée que celle de Dubaï, n’importe que le quart des achats de cet émirat. De plus, contrairement à l’idée largement répandue que les Émiriens ne font que consommer, 50 % des importations de Dubaï portent sur des produits intermédiaires et d’investissement, niveau qui dépasse le taux libanais. Une indication sur les gros efforts déployés par Dubaï en termes de transformation, d’industrialisation et de création de plus-values.
Un autre exemple découlant du premier et encore plus significatif se présente sur le plan industriel. Le nombre d’employés par entreprise industrielle (moyenne et grande entreprise) atteignait, en 1999, environ 165 à Dubaï contre 112 à Abu Dhabi et 79 à Sharjah. Le stock d’investissements industriels à Dubaï est 3,5 fois plus important que celui d’Abu-Dhabi et 5 fois plus considérable que celui de Sharjah. En d’autres termes, la majeure partie des industries lourdes et des facilités de transformation des EAU se concentre à Dubaï. Dans la seule zone franche de Jabal Ali – qui relie le port de Dubaï au monde entier à travers 100 lignes maritimes – plus de 1 700 compagnies originaires de 88 pays, dont 550 européennes et américaines, ont réalisé des échanges de l’ordre de 2,5 milliards $ en 1999, soit le total de la valeur ajoutée produite par l’ensemble du secteur industriel libanais.
Les exemples sont multiples, non seulement au niveau des comparaisons intra EAU, mais éventuellement au niveau de la comparaison avec le Liban :
• Nombre de touristes : 3,5 millions à Dubaï.
• Trafic de l’aéroport : 360 vols par jour à l’aéroport de Dubaï, 7,5 millions de passagers au cours du premier semestre de 2002 et une capacité d’accueil de 18 millions.
• Dubai Internet City qui a démarré en 2000 avec 180 compagnies internationales.
• Banques, assurances, publicité, centre d’achats…

Les limites du miracle

En bref, Dubaï est un paradis fiscal, sain et riche en défis, qui attire et mobilise des compétences humaines, des activités bien ciblées et productrices de plus-values importantes. Ce qui incite au développement technologique continu et à une productivité accrue, sur fond de concurrence. C’est un espace où l’obtention de visa, de permis de séjour et de travail, l’installation d’une ligne téléphonique, l’abonnement à une boîte postale, à titre d’exemple, n’exigent qu’une ou deux journées et se font à travers des procédures reposant sur des droits et non des personnes.
Malgré tous ces atouts et avantages, le miracle de Dubaï a ses propres limites. D’abord, les principaux facteurs contribuant à ce miracle ne sont pas autochtones. C’est un développement en grande partie emprunté d’ailleurs, puisque plus de 80 % de la population résidente est constituée d’étrangers, vivant souvent en îlots, ayant le sentiment de transiter par le pays ou remplissant des missions ponctuelles et limitées dans le temps. En fait, il n’existe pas d’espaces publics – tels que vécus par exemple au Liban malgré les guerres – que dans les “mall”, hôtels et foires, alors que les rues manquent de vie et de communication. Il est vrai que le marketing et la promotion y sont très développés, mais la touche culturelle des classes moyennes fait défaut, à l’exception peut-être de certains îlots.
Malheureusement, le Liban qui jouait historiquement l’avantage comparatif des facteurs faisant défaut à Dubaï a été traumatisé au sens figuré et réel par les conflits internes des dernières années et surtout par l’absence de gouvernance. Et ce, malgré la qualité de ses ressources humaines et sa joie de vivre. Peut-on en tirer des leçons et inverser les vapeurs ?