Il est vrai qu’on en a vu d’autres au Liban. Des conflits armés, des situations instables et des aléas incontrôlables. Mais le flou qui plane sur la période post-guerre ne laisse à personne le luxe de faire des prévisions économiques. En attendant, nos finances retapées nous permettent… d’attendre.
L’objectif diffère selon l’interlocuteur : simple changement de régime en Irak, instauration de la démocratie dans la région, concrétisation d’un rôle hégémonique des États-Unis dans le monde, mainmise sur le pétrole, etc. Mais il y a consensus sur le fait que l’offensive américaine aura de lourdes retombées politiques et économiques sur les pays de la région. Qu’en est-il spécifiquement du cas libanais ?
Il faut se rappeler que le Liban a déjà eu son lot de pertes à la suite de la deuxième guerre du Golfe, suite à l’invasion du Koweït en 1991. À l’époque, l’Irak était le premier client commercial du Liban. Et du jour au lendemain, il y a eu un arrêt total des exportations agricoles et industrielles libanaises vers ce pays. Le manque à gagner portait également sur toutes les activités de transit. Plus particulièrement, l’arrêt des exportations pétrolières irakiennes à travers le terminal de Beddawi a pratiquement abouti à la fermeture de la raffinerie de Tripoli. De nombreux autres secteurs ont été diversement affectés : les transports aérien et routier, l’activité bancaire et financière, le tourisme, etc.
Une estimation approximative des effets cumulés de ce manque à gagner, quoique difficilement chiffrable, aurait coûté à l’économie libanaise près de 1 % de taux de croissance annuelle non réalisée. Les échanges entre les deux pays n’ont repris qu’à partir de 1997. À petite échelle. De sorte que ce qui a été réalisé jusqu’à présent ne constitue qu’un début. Mais avec une ouverture sur d’énormes potentialités.
Quels seraient, ceci dit, les effets directs, sur le Liban, de la nouvelle offensive américaine ?
Nos finances in extremis
Voyons d’abord les possibles conséquences, inhérentes à cette offensive, sur le secteur bancaire et monétaire libanais. Là, les indicateurs semblent plutôt rassurants. Il est heureux que le Liban ait pu profiter à temps – et certains disent in extremis – des flux de devises promis lors de la réunion de Paris II, juste avant le déclenchement de la guerre. Ces flux – dont 2,2 milliards $ ont déjà été transférés – couvriront les besoins de l’économie libanaise en devises pour l’ensemble de l’année 2003. Les réserves de la Banque du Liban atteignent d’ailleurs actuellement un niveau record.
Les tendances observées au niveau des émissions de bons du Trésor, de certificats de dépôt et de leur rentabilité confirment ce climat de soulagement monétaire, du moins à court terme. Elles indiquent également que l’essentiel des retombées de la guerre à ce niveau a été déjà escompté par les opérateurs et agents économiques, fidèles à leur manie d’anticiper sur les événements.
Selon l’agence internationale de notation Fitch, le Liban serait, parmi les pays de la région (Jordanie, Égypte, Turquie, Syrie), le plus apte à absorber les séquelles de la guerre. Mais ceci ne sera confirmé à terme que si le gouvernement poursuit la mise en cours des mesures affichées lors de la tenue de Paris II. Entendre par là : la privatisation d’un ou de deux secteurs-clés, l’application sans faille de l’accord conclu entre la Banque du Liban et l’Association des banques pour la souscription aux bons du Trésor à taux zéro. Merrill Lynch n’exclut d’ailleurs pas que le Liban puisse profiter d’une certaine “relocalisation” des flux des capitaux au niveau de la région. L’impact positif des transferts ne se fera cependant sentir que si une importante partie de ces flux se transforme en investissements directs. Les effets resteraient peu visibles si, par contre, l’on se contente de simples capitaux flottants, visant uniquement la maximisation des profits (par les taux d’intérêt offerts sur le marché libanais).
Le commerce qui venait de démarrer
Au niveau des échanges commerciaux, le tableau ne paraît pas aussi rassurant. Entre 1998 et 2002, le volume des exportations libanaises vers l’Irak a presque dépassé, au total, 1,25 milliard $, dont 500 millions $ conclus, selon l’Association des industriels, au cours de la seule année 2002. Dans l’ensemble, les ventes libanaises à l’Irak ont représenté, durant cette période, environ 25 à 30 % du total de nos exportations.
Les entreprises libanaises impliquées ont investi, au cours des cinq dernières années, environ 150 millions $ pour augmenter leur capacité de production. Elles ont misé sur la signature entre les deux pays de cinq accords commerciaux, notamment l’accord de libre-échange conclu au début de l’année 2002. Ce sont les deux secteurs industriel et agricole qui devraient en profiter, grâce à de larges exemptions sur un éventail de produits traditionnellement soumis, en Irak, à des taxes douanières dépassant 100 %. Toujours selon les milieux industriels, 2 000 entreprises libanaises sont potentiellement concernées par ces exemptions. Près de 500 d’entre elles fabriquent des produits initialement taxés par l’Irak à un taux de 200 %. À titre indicatif, la liste des produits exemptés comprend : le marbre et granit, les huiles, les olives, les jus et boissons gazeuses, le chocolat, certains matériaux de construction, des équipements électriques, les tubes en plastique, la bière, les confiseries… et la liste est longue.
L’offensive contre l’Irak aura donc des effets directs sur nos exportations industrielles et agricoles, du moins à court terme. Tout dépend du déroulement et de la durée des opérations militaires. Un arrêt prolongé des livraisons pourrait se répercuter sur la situation financière des entreprises concernées, vu que la majorité d’entre elles est soumise à des charges considérables en matière de financement et de coût de capital. Le bilan des pertes, ou du manque à gagner, ne peut être évalué pour le moment. En cas de conflit armé qui mènerait à la “démocratisation” de l’Irak et à son insertion dans un environnement d’économie de marché, les perspectives pour l’économie libanaise seraient, à terme, nécessairement positives. Par contre, un éclatement de l’Irak, en plusieurs entités antagonistes, aura des retombées profondément négatives. D’autant plus que des effets néfastes supplémentaires proviendraient, dans ce cas, des conséquences de cet effritement sur la Syrie et donc sur le Liban. Reste donc à attendre les formes spécifiques que prendra la guerre, et surtout la période d’après-guerre, pour trancher dans un sens ou dans l’autre.
L’accord pétrolier qui n’est pas né
Le plus préoccupant dans le court terme concerne la flambée des prix du pétrole et ses répercussions sur la facture pétrolière du pays. Les surcoûts se feront surtout sentir dans les secteurs du transport et de l’électricité. Il est vrai que les experts pétroliers ne prévoient pas à terme des hausses sensibles des prix du brut, vu les facteurs mondiaux de l’offre et de la demande de ce produit. Cependant, en cas de prolongement du conflit et de destruction d’une partie des installations et des gisements pétroliers en Irak (ou ailleurs), la hausse des prix pourrait être plus durable.
Les pertes que le Liban pourrait encourir à ce niveau ne se limitent pas à la facture pétrolière. Un manque à gagner substantiel proviendrait de la non-concrétisation du protocole pétrolier signé entre les deux pays, il y a environ trois ans, et jamais appliqué. Ce protocole stipule la vente du brut irakien au Liban à 80 % du prix mondial. La moitié de la facture sera en plus réglée par des opérations de troc portant sur des produits industriels et agricoles libanais. Le solde sera déposé par l’Irak auprès du système bancaire libanais pour une période de trois ans sans intérêt. De nombreux obstacles ont empêché la mise en cours de ce protocole très avantageux. Il y a eu d’abord un retard libanais pour la conclusion de l’accord de libre-échange avec l’Irak. D’autres raisons étaient inhérentes à la complexité et à la politisation des conditions d’application du programme onusien “nourriture contre pétrole”. Les problèmes relatifs à l’acheminement du pétrole irakien à travers le territoire syrien (par oléoduc ou par camions) constituaient des obstacles supplémentaires. Une mainmise éventuelle des États-Unis sur l’Irak, y compris sur son pétrole, laisse planer des doutes quant à l’application future de ce protocole. À moins de l’utiliser comme “carotte” vis-à-vis de la Syrie et du Liban.
À court terme, le Liban sera donc certainement lésé par le déclenchement d’un conflit armé. Mais – maigre consolation – ses voisins le seraient dans de plus grandes proportions. La Jordanie, la Syrie, la Turquie et l’Égypte ont été liées à l’Irak, bien avant le Liban, par des accords de libre-échange, par des contrats découlant du programme “nourriture contre pétrole” et par des réseaux d’échanges de facto organisés à travers les milliers de kilomètres de frontières communes.
Au lendemain de cette nouvelle guerre, l’Irak semble – quant au rayonnement de ses échanges avec les pays de la région, dont le Liban – radicalement différent de l’Irak du “développement économique explosif” des années 70. Avec ses 24 millions d’habitants (dont 60 % vivant actuellement en dessous du seuil de pauvreté), un PIB de seulement 29 milliards $, une dette extérieure atteignant 62 milliards $, des pertes et des destructions à perte de vue, l’Irak risque de devenir un candidat à “l’assistance politique et économique” et non plus l’une des “locomotives” du développement dans la région. Ce séisme pourra-t-il se limiter à l’Irak ou ses ondes de choc frapperaient-ils d’autres pays de la région – malheureusement très riches en réserves pétrolières. Une ère de folle tentation hégémonique…