Un meuble peut être composé de 30 ingrédients différents. Sachant que la quasi-totalité de ces éléments est importée, à commencer par les matières premières et jusqu’aux produits semi-finis et accessoires finis, que reste-t-il de l’industrie locale ?

Si les canapés, lits, tables et fauteuils pouvaient marcher et manifester dans les rues, ils seront peu nombreux à porter le drapeau libanais, soutenus par quelques industriels, quelques résistants du métier.
Ces nostalgiques du secteur, jadis florissant, se souviennent de la belle époque d’avant-guerre, des années 80 et même jusqu’au milieu des années 90. Des périodes où la production du pays occupait une place parfois prépondérante sur le marché local, mais également significative sur le marché haut de gamme de plusieurs pays arabes.
Aujourd’hui, la clientèle est certes toujours là, mais elle est d’abord moins nombreuse, car il y a eu un suréquipement local des ménages dans les premières années post-guerre. De plus, le pouvoir d’achat a cédé du terrain et l’offre n’a plus toujours les modèles qu’il faut, au prix souhaité, alors que les importations envahissent le marché. Entre deux produits proches, la préférence d’une bonne partie de la clientèle tend vers celui qui n’est pas fabriqué au Liban. On parle surtout de manque de confiance. Mais c’est une opinion trop réductionniste, pour une industrie qui a prouvé auparavant son savoir-faire.
On a beau voir quelques grandes galeries fleurir ici ou là, mais bien souvent ce ne sont pas les produits nationaux qui y sont exposés. Et leurs messages publicitaires parlent de “salons italiens”, y compris pour celles considérées à petit budget. Même avec une protection douanière (30 %) sur les meubles finis et l’annulation des droits de douane sur les matières premières, le problème n’est pas résolu. Le meuble local est trop cher à produire, peu compétitif et l’aide de l’État trop limitée. Réduite aux garanties de Kafalat et à la subvention des taux d’intérêt pour les nouveaux investissements.

Record des petits chiffres

Il est difficile de faire des statistiques au Liban, ce n’est un secret pour personne. Il faudrait donc prendre avec beaucoup de nuances les chiffres cités dans ce texte et extraits des meilleures études réalisées à ce jour. Mais au-delà des chiffres, c’est la méthode adoptée au niveau de l’enregistrement des activités des entreprises qui prête à confusion. À titre d’exemple, une entreprise qui produit des meubles à 40 % de son activité et en importe à 60 % sera comptabilisée dans la rubrique “commerce de meubles”. Et c’est le cas de la majorité des entreprises, qui sont davantage des exposants-distributeurs que des producteurs. Certains fabricants ne s’en plaindront d’ailleurs pas beaucoup en entretenant le flou sur l’origine des produits. D’autres, au contraire, sont plutôt fiers de leurs meubles : «75 % de notre production reste locale. La valeur ajoutée c’est la main-d’œuvre libanaise et le savoir-faire dû à notre expérience dans le secteur», affirme Bassel Bahous, directeur commercial de Sleep Comfort, un des plus grands producteurs du pays avec une usine de 25 000 m2, qui emploie environ 500 personnes.
Pourtant, très peu considèrent la main-d’œuvre locale comme suffisamment qualifiée dans ce domaine. Selon les chiffres officiels de la population active (de 1998), le secteur du meuble emploie près de 8 000 personnes sur un échantillon de la population active de 58 000 personnes,, soit le plus petit nombre de travailleurs parmi tous les secteurs. Près de 55 % sont des ouvriers plus ou moins qualifiés, mais seulement 1,3 % sont des spécialistes. Étrange lorsque l’on sait que ce secteur exige des spécialistes en bois, quincaillerie, revêtement, colle, mousse, matelas… mais aussi design, marketing spécialisé, etc. Cette pénurie est cependant “normale”, car aucun institut supérieur du pays n’offre une spécialisation à proprement dite de l’industrie du meuble.
Pas de spécialistes et peu d’investissements donc, puisque, selon les chiffres officiels de 1997 et de 1998 (de la même étude sur la population active), respectivement 11 et 14 milliards LL ont été investis dans ce secteur, soit un des plus faibles investissements dans un secteur industriel. Mais aussi un capital cumulé, également très réduit, totalisant 565 milliards LL.
Ces chiffres ne sont pas si étonnants, puisque 96 % des producteurs de meubles sont des micro-entreprises employant moins de 10 travailleurs.

Vision artisanale

Les petits artisans-menuisiers s’y retrouvent-ils ? Dans certains quartiers, derrière des vitrines sombres, à l’intérieur d’ateliers mal rangés, on entendra toujours ces menuisiers, avec leur modeste attirail, travailler le bois pour en faire des étagères, des tables, chaises et autres objets. Les entreprises artisanales, souvent familiales, semblent avoir trouvé leur petit truc pour s’en sortir, du moins un peu mieux que les établissements à infrastructure industrielle. Avec un minimalisme évident : mise initiale modeste, ouvriers majoritairement saisonniers, absence de marchandises stockées, équipement limité et peu de nouvelles technologies…
Mais c’est surtout la diversification des services offerts par ces entreprises qui constitue la véritable soupape de sécurité et permet aux artisans une meilleure adaptation aux besoins du marché. Meuble sur mesure et sur commande mais aussi travail de réparation et de remodelage que les scieries plus importantes rejettent systématiquement.
Ce que partagent, cependant, ces artisans indépendants avec les industriels ce sont les importantes dépenses en matières premières.

Peu d’exportation

Près de 85 % des dépenses de base des fabricants de meubles vont dans l’achat de matières premières, presque entièrement importées (mais la valeur ajoutée reste quand même de l’ordre de 51 %). S’inscrivent ensuite les dépenses en énergie (carburant, électricité) et les frais de packaging. «L’input est très cher au Liban, même s’il n’y a plus de taxes douanières depuis quelques années sur les matières premières», observe David Hajj, directeur général des galeries Hajj Concept. Par contre, les taxes d’importation sur les pièces et accessoires finis sont élevées, «il est parfois plus avantageux d’importer le meuble entier que de procéder à un assemblage de tissus, bois, petits accessoires, objets en acier», note Rosey Abla, responsable marketing des galeries Vanlian. Pourtant, quand on disserte sur l’industrie du meuble au Liban, on parle souvent d’assemblage de produits, plutôt que de fabrication. Mais même cette activité d’assemblage tend à se faire plus rare au profit des meubles entiers importés.
De plus, certaines pièces sont considérées par les douanes comme des produits finis, alors qu’elles ne constituent qu’une partie du puzzle final. «Les mécaniques des canapés-lits, que l’on importe de l’étranger pour fabriquer nos produits, sont considérées comme des produits finis, alors que ce ne sont que des accessoires qui ne peuvent être utilisés tout seuls», développe Carlos Abou Jaoudé, propriétaire et directeur des établissements portant son nom, spécialiste, entre autres, des convertibles.
«À l’étranger, la production de meubles se fait en série, car les produits sont plutôt standardisés et fabriqués en grande quantité. Les entreprises peuvent donc bénéficier d’économie d’échelle», explique l’économiste Roger Melki, qui a été fortement impliqué dans la grande étude industrielle du pays en 1998-1999. Ce qui n’est pas le cas du Liban, où le marché est trop étroit, la production trop fragmentée sur une très large gamme de produits, et les exportations peu développées. Il s’agit surtout d’exportations ponctuelles pour des particuliers ou des projets individuels.
Selon M. Melki, plusieurs raisons expliquent cette faible activité sur les marchés extérieurs :
- Les exportations d’avant-guerre se faisaient principalement vers les pays du Golfe. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas parce que leur propre industrie s’est développée, mais aussi pour des raisons de sécurité : des fouilles pesantes sont entreprises par la police des frontières, jusqu’à mettre à terre toute la cargaison, démonter les canapés, etc.
- Le Liban a perdu une partie de ses avantages comparatifs commerciaux. Les exportateurs n’ayant plus leur réseau de contacts et de distributeurs dans les pays d’accueil.
- Les produits “made in Lebanon” fabriqués en série sont parfois de mauvaises copies.

La niche des hôtels

Le volume encombrant de ce genre de marchandises est cependant un handicap pour les importateurs locaux, puisqu’il rend difficile et coûteux le transport des produits. Ceci devrait normalement avantager donc les industriels libanais sur leur propre marché, surtout ceux qui se spécialisent dans des produits à volume important, notamment les salons. «On peut adapter les dimensions au besoin des clients, ainsi que le tissu, les coloris, le modèle et le nombre de pièces. Ce qui n’est pas le cas pour les produits importés ; là on se trouve devant un problème lorsque le client ne veut pas acheter tout le salon», déclare Fouad Makhlouf, directeur général de Madinat al-Mafrouchat, industriel sur une petite échelle, mais surtout grand distributeur de meubles italiens.
Certains meubles étrangers ont cependant un avantage : ils sont vendus parfois en kit, démontables et facilement “remontables”. «Les hôtels, par exemple, préfèrent importer des éléments en kit et tout monter ici plutôt que d’acheter du local et de s’encombrer avec le transport et le volume des pièces», remarque Bassel Bahous. Ainsi, l’essor des hôtels ces dernières années n’a pas eu son impact positif sur les affaires du meuble, du moins pas autant que les industriels l’espéraient.

Stratégies gagnantes

Quelques industriels résistent cependant. Et toutes les stratégies sont bonnes à cet effet. Certains feront appel à quelques créateurs, des architectes d’intérieur ou des designers de l’étranger, qui tenteront de donner une âme à la production locale. Très souvent, et personne ne le cache, les modèles sont inspirés des tendances étrangères, surtout italiennes, françaises et américaines, mais «avec une petite touche personnelle, plus adaptée au marché libanais». Les galeries Vanlian comptent, elles, sur leur designer maison, Vicken Vanlian, et sur une petite équipe de jeunes qui essaie de rendre les galeries tout aussi attrayantes que les meubles, y compris l’ascenseur “stylisé” qui mène vers les étages supérieurs.
Certains opteront pour des niches de marché, comme les antiquités orientales, ou pour des produits spécifiques, tels les établissements Carlos Abou-Jaoudé qui se sont imposés dans la fabrication de canapés-lits, mais qui distribuent quand même d’autres meubles classiques et une très vaste gamme de tissus d’ameublement : «On arrive à s’en sortir, dit-il, mais avec trois fois plus d’efforts qu’auparavant».
D’autres répondront à la récession à travers des politiques de petites marges de bénéfices, ou encore en diversifiant les produits, du haut au bas de gamme, pour toucher toutes les catégories de clients. Également, on note des soldes saisonniers, ainsi que des offres de crédits qui s’étalent parfois jusqu’à cinq ans. «Pendant le mois du shopping, on fait des crédits sans intérêt et on multiplie les offres spéciales sur les salons», réitère M. Makhlouf. Offres qui d’ailleurs s’étendront bien souvent jusqu’au mois suivant. «Tout le monde octroie des crédits, on est obligé de le faire sinon on ne vend pas», résume David Hajj. À ne pas oublier non plus les campagnes publicitaires ciblées.
Quelques-uns, rares quand même, essaient de s’étendre au-delà des frontières. C’est le cas de Madinat al-Mafrouchat, qui, en un mois, a ouvert deux galeries en Syrie. «On exporte nos propres produits qui sont fabriqués à partir de moules italiens. On y adjoint notre valeur ajoutée : accessoires locaux, peinture…», explique M. Makhlouf.
Et c’est le cas aussi de Sleep Comfort qui a déjà une galerie à Damas, une autre à Alep, une troisième à Qatar. Et qui étudie une nouvelle extension vers le Golfe et l’Afrique du Nord.
Les industriels libanais suivent actuellement la politique qui s’intitule : «Chacun devrait s’améliorer tout seul», selon Carlos Abou Jaoudé, en attendant que quelqu’un veuille bien prendre l’initiative de fédérer les industriels et de traiter les problèmes globaux l’un après l’autre. Le ministère de l’Industrie compte bien placer le secteur du mobilier dans ses priorités pour l’année 2003. Des pourparlers avec les Européens, bailleurs de fonds et experts, sont en cours à cet effet. Ce qui pourrait déboucher sur une résurrection du mobilier local.



=== Tableaux ===

Industrie du meuble : répartition de la main-d’œuvre selon l’activité
Métiers Répartition Moyenne tous secteurs
Cadres supérieurs 7,8% 9,1%
Spécialistes 1,3% 15%
Cadres moyens 2,3% 19,7%
Administratifs 2,2% 7,8%
Agents de services 9,6% 16,5%
Ouvriers qualifiés 55,7% 11,6%
Chauffeurs/livreurs 5,4% 8,8%
Ouvriers non qualifiés 6,8% 10,3%
Source : Office national de l’emploi. Étude statistique sur les établissements industriels et commerciaux (1999).



Principaux indicateurs du secteur du meuble*
Agrégats Total En % du total industrie
Nombre d’établissements 2 352 10,7
Main-d’œuvre totale 11 068 9,7
Production (M $) 327 8,3
Valeur ajoutée (M $) 159 9,3
(*) La classification des industries, selon l’étude, englobe “meubles + bijoux”. Pour avoir les chiffres réels du “meuble”, il faudrait diminuer les chiffres de 10 % environ.
Source : Rapport sur l’industrie au Liban, 1998-1999.