La presse écrite : est-ce un business ou une oeuvre littéraire ? Pour Georges Ghosn, c’est un faux dilemme. Celui qui a rénové la presse financière en France croit toujours à la théorie des plus-values. Portrait journalistique.

La lunette branchée, à l’image du personnage,
Georges Ghosn commande «un
Bloody Mary, citron, peu de glace».
Exigeant : il indique qu’il est bien obligé au
regard de l’inexistence de la notion de service
en France, à l’inverse des États-Unis.
Américain, il l’est en effet dans son esprit business
: il fonce, il s’accroche… Un entrepreneur
dans l’âme ; sa partie libanaise ressort
dès les premières minutes de l’entretien.
Georges Ghosn a plus d’une corde à son arc,
«mais une réelle passion : la presse».
S’il préfère la désignation d’“homme de presse”
à celle d’“homme d’affaires” que lui attribuent
les médias français, Georges Ghosn privilégie,
presse ou pas, l’objectif de la plusvalue.
Il investit dans des sociétés en difficulté,
«clairement parce que la mise de départ est
moins chère», puis essaie de les redresser
pour mieux les recéder.
De mère française et de père libanais, journaliste,
avec un grand-père poète (Georges
Saydah), il quitte Beyrouth en 1972 pour la
prestigieuse Sciences Po de Paris, d’où il
obtient un diplôme, ainsi que d’autres dans les
lettres et l’histoire de l’art. Son premier stage
est, déjà, au journal Le Monde, mais après
avoir été pigiste pour Magazine au Liban dès
l’âge de 16 ans.
L’activité professionnelle proprement dite
démarre avec le lancement du “Moniteur du
Moyen-Orient”, une revue spécialisée dans le
BTP, à l’époque où les entreprises françaises
du type Dumez, Bouygues, connaissaient leurs
heures de gloire au Moyen-Orient. Initiative
réussie, puisqu’il prend en charge aussi un
projet similaire sur l’Afrique noire. Mais il
découvre également que le pouvoir revient en
réalité à l’éditeur et non pas au rédacteur en
de son flirt avec les plus-values. De sorte
qu’il récidive...
La Cote Desfossés était à vendre, il s’agit
du premier journal financier français, et les
candidats à l’acquisition sont de taille :
Jimmy Goldsmith, Reed Elsevier et Jean-
Louis Servan Schreiber avec L’Expansion,
lié à Suez. Ghosn s’y intéresse aussi. Il
fignole en 1989 un business plan où il
détaille sa vision du journal. Pour lui, la
Cote est «un non journal, simplement des
listes de cours sans images». Or, relève-til,
«les publicitaires aiment ce qui brille». Il
prévoit donc d’enrichir le journal, puis
d’augmenter les tarifs de la pub, tout en
préconisant des solutions techniques
moins chères, basées sur les produits
Oracle. Avec ces arguments et l’appui des
grandes agences de publicité qu’il connaissait
bien, Ghosn réussit à décrocher le dossier
pour 250 millions de francs, embauche de
grandes signatures des Échos, un célèbre
maquettiste de Londres et des commerciaux.
Le projet connut un tel succès…
qu’il le cède en 1988 à Citibank,
réalisant au passage un gain
substantiel
Georges Ghosn avec sa fille, Myssia.
chef, car c’est le premier qui maîtrise la publicité
et le commercial, “ le nerf de la guerre”.
L’INFORMATION VAUT CHER
Comprenant que l’information vaut cher pour
celui qui en a besoin, Ghosn s’intéresse au
concept des Newsletters qu’il a vues Outre-
Atlantique. Il lance alors “Marchés arabes” en
collaboration avec Lucien Dahdah, ancien
ministre des Affaires étrangères, et MEED,
fournisseur d’infos anglais. C’était une lettre
hebdomadaire couvrant les activités des
entreprises, principalement avec le monde
arabe. En parallèle, l’entreprise édite des livres
sectoriels sur l’exportation et organise des
séminaires. Le modèle est répliqué sur
l’Afrique et l’Asie auxquelles s’ajoutent des
Newsletters spéciales par pays, selon l’opportunité
du moment, par exemple, l’Algérie de
Boumediene. Cap ensuite sur les États-Unis :
Georges Ghosn va taper à la porte de McGraw
Hill, un géant de l’édition, pour lui proposer
des accords spécifiques pour une Newsletter
sur les États-Unis, l’idée est retenue.
En 1985, il passe à l’information électronique,
en créant Data Export/Trade Link, basée sur
des systèmes d’Intranet, rares à l’époque.
L’objectif est de s’adresser plutôt aux
banques, ce type d’informations étant vital
pour celles qui visent le développement à
l’international. Le projet connut un tel succès…
qu’il le cède en 1988 à Citibank, réalisant
au passage un gain qui sera le début L’EXPÉRIENCE LINA’S
Et pourtant, être un “homme d’affaires d’origine
libanaise” – selon l’expression de ses
détracteurs – pèse dans un secteur sensible
tel que celui de la presse, qui plus est financière.
Ghosn est très critiqué : «Dans leur
esprit, les Libanais ne peuvent avoir que des
métiers de commerce, indique Ghosn. On
vous cantonne à des rôles d’intermédiaires,
d’apporteurs d’affaires». Las de l’hostilité qui
l’environne et voyant une crise publicitaire se
profiler, Georges Ghosn cède l’ensemble Cote
Desfossés-Tribune-Agefi en 1993 à LVMH : il
en retire 23 millions de francs net, pour une
mise personnelle de départ de 3 millions de
francs. Et s’offre un vignoble en Bourgogne, se
réservant tous les ans quelques caisses qu’il
partage avec des amis.
L’occasion aussi pour s’adonner à des projets
différents. Il crée Lina’s avec son épouse Lina
Mroué : les trois boutiques créées en 1988
deviennent une chaîne avec des franchisés de
Bogota à Istanbul et de Fort de France à
Tokyo. Mais Georges Ghosn et Lina Mroué
s’en désengageront successivement ; la chaîne
est aujourd’hui détenue par une des sociétés
d’investissement du groupe Natexis
(Banques Populaires). Parallèlement, Ghosn
s’intéresse encore à autre chose : l’hôtellerie,
les télécoms…
Mais il demeure profondément passionné
par la presse. «J’aime les journalistes même
si ce sont des emmerdeurs». C’est ainsi qu’il
reprendra à nouveau en 1996 le Nouvel Économiste
qui perdait 55 millions de francs,
pour tenter de le restructurer. Mais le titre
est déficitaire depuis 1985 et le restera jusqu’à
très récemment. Ghosn évoque l’arrivée
de la revue Capital sur le marché, qui a
bouleversé la donne : «Son aspect d’économie
du spectacle fait qu’elle a raflé la mise
en publicité». Il trouve des acquéreurs pour
le titre en 1998 pour tenter encore une
aventure qui ne sera pas exemplaire dans le
succès non plus, avec la reprise de
France Soir à la Socpresse (groupe
Hersant), pour un franc symbolique
encore une fois. Mais l’entrepreneur
n’a pas le souffle long, il revend le
titre fin 2000 à un groupe italien qui
n’aura pas plus de chance.
Comme homme de presse mais aussi
comme investisseur, il croit aux journaux
indépendants. La presse est en
tout cas en mouvance actuellement
en France, très concentrée entre les
mains de deux grands (Dassault et
Lagardère). De même, sur le plan
publicitaire, les grandes alliances risquent de
peser lourd, ce qui ne laisserait plus trop de
place à des titres indépendants. Pour Georges
Ghosn cependant, des journaux indépendants
peuvent très bien survivre dans ce schéma, du
moment qu’il s’agit de «titres avec du goût et
du caractère». Il cite pour exemples Vogue,
Marianne ou l’Officiel qui s’imposent. Selon
son vocabulaire imagé, «David gagne toujours
contre Goliath». Quant à l’autre grande tendance,
des quotidiens gratuits, elle traduit
selon lui une réalité durable : ils sont là pour
rester. En revanche, il pense qu’ils ne sont pas
viables dans de petits pays comme le Liban.
Pense-t-il donc à ses origines ?
UN JOURNAL ADAPTÉ AU ZAPPING
Bien qu’il ait quitté le pays, il y a plus de 30
ans, Ghosn se rend régulièrement au Liban,
où «il se passe beaucoup de choses» et où,
par conséquent, «il y a beaucoup à faire». De
là à conclure qu’il songerait sérieusement à y
faire quelque chose, ce serait hasardeux.
Néanmoins, il dit avoir eu à un moment un
contact portant sur L’Orient-Le Jour, sans
plus. Selon lui, ce quotidien mériterait une
plus grande diffusion. Un tel objectif, dit-il,
devrait peut-être passer par une réflexion sur
le “visage du journal” : la maquette et l’offre
rédactionnelle. Et les remaniements récents, à
son sens, ne traduisent pas encore un changement
profond et véritable.
Georges Ghosn a sa vision sur ce que doit être
un quotidien : «Avec la concurrence de tous
les médias pour fournir l’information, la
maquette du journal, elle aussi, doit être adaptée
au zapping. En termes de contenu, après
l’information électronique en temps réel, vient
l’information fournie par les quotidiens avec
un temps de latence». Dans la configuration
actuelle donc, de l’avis de Ghosn, l’analyse n’a
plus sa place dans un quotidien ; elle serait
plutôt du ressort des hebdomadaires ou des
mensuels. Par ailleurs, il n’aura de cesse d’insister
sur la gestion des coûts, notamment
celui de la mise en page informatique qui
constitue selon lui l’une des clés de la rentabilité
d’un journal. Ainsi, malgré ses activités
autres que la presse, pour «nourrir la famille»
comme il dit, on est en droit de penser que
Georges Ghosn pourrait encore revenir à la
charge auprès de ses premières amours. C
Les recettes publicitaires passent de 10 à 40
millions de francs et le chiffre d’affaires de 80
à 130 millions. Le journal comptait alors plus
de 24 000 agences bancaires clientes.
LES CHIFFRES DE L’ASCENSION
C’est à cette époque que Jean-Louis Servan
Schreiber lance une cote boursière complète,
de concert avec une agence financière,
l’Agefi. Ghosn s’inquiète… et rachète l’Agefi.
Topo identique au précédent : Ghosn fait valoir
son savoir-faire en termes de rapport technique/
coût et de marketing. Il convainc et
réussit : avec des coûts relativement réduits, il
délivre un produit qui plaît, si bien que l’abonnement
est augmenté de 40 % à 9 000 F/an.
L’ensemble Cote Desfossés et Agefi commence
à compter dans le monde tout puissant des
agences de publicité financières.
Pendant ce temps, La Tribune perdait 10
millions de francs tous les mois, dans un
marché surinvesti : quatre journaux financiers
en France contre un seul dans les
autres principaux pays. Les actionnaires,
dont Dow Jones et Suez, ne savaient plus
quoi en faire ; Ghosn propose alors de faire
fusionner La Tribune avec la Cote-Agefi. Évidemment,
dans ce contexte, Ghosn acquiert
La Tribune pour un franc symbolique. La diffusion
grand public que permet La Tribune
ouvre au groupe un marché colossal, celui
de la publicité “corporate”, dix fois plus
grand que celui de la publicité financière
pure : 5 milliards de francs contre 500 millions.
Avec 73 000 exemplaires, le groupe
dirigé par Ghosn talonne alors les Échos ; La
Tribune a désormais sa place réservée dans
tous les plans média. Au bout de six ans,
l’ensemble réalise un chiffre d’affaires de
450 millions de francs et absorbe 30 % du
marché publicitaire spécialisé. Plus de 10
ans plus tard, Georges Ghosn connaît encore
les chiffres sur le bout des doigts. Les
chiffres de son ascension.
La propriété viticole de Ghosn en Bourgogne.
Être un “homme d’affaires
d’origine libanaise” pèse
dans un secteur sensible
tel que celui de la presse