Un peu de littérature, beaucoup d’islamisme, pas mal d’études circonstanciées : et voilà les ingrédients d’un nouvel orientalisme qui créent un marché prospère. À Paris, dans l’Hexagone et au-delà.
Le Liban n’est peut-être pas un
grand consommateur de livres. Il en
est par contre un producteur important,
toujours le premier éditeur du
monde arabe. En tout cas, les librairies
parisiennes spécialisées sur le monde
arabe y comptent en premier lieu.
Logées dans le carré avoisinant l’Institut
du monde arabe, ces librairies sont souvent
l’initiative de Libanais émigrés,
pour qui la librairie ne représente cependant
que la vitrine d’une activité plus
dynamique.
Le début, c’était dans les années 80,
parallèlement à la croissance de la
population arabophone en France.
Exemple de ce démarrage : deux intellectuels,
Dib Kareh et Pierre Kharrat,
créent en 1980 Avicenne, alors la première
librairie en Europe spécialisée sur
le monde arabe. Mais qui sera reprise en
1985 par Hachem Moawiya, docteur en
sociologie urbaine, conjointement avec
Jean Annoyer (ancien directeur du CERMOC
à Beyrouth) et son épouse chercheur,
Élisabeth Dampier. Un panel d’intellectuels
pour un choix éditorial de
qualité et plutôt laïque : philosophie,
sciences, littérature ancienne et moderne,
contribuant ainsi à faire découvrir les
auteurs arabes actuels tels que Hoda
Barakat, Élias Khoury, Rachid Daif et
bien d’autres. Très
vite, il devient une
référence “monde
arabe” à Paris et
au-delà, et fournisseur
attitré de l’administration
et des
bibliothèques en
France mais aussi
taires, ont choisi de créer leur propre maison
d’édition pour publier des titres en
français (y compris
des traductions) sur le
monde arabe et
l’islam. L’aventure
commence avec
Mohamed Mansour
qui, dès 1985, s’installe
à Paris et commence
par acheter
des stocks de livres
édités au Liban qu’il revend à des
libraires en France. Ses fils restructurent
l’activité en 1995 avec la création des
Éditions al-Bouraq, un nom qui fait allusion
à la jument ailée du mirage musulman.
Le panel est vaste, il recouvre
aussi bien la religion que la littérature
classique, la géopolitique, les dictionnaires,
les méthodes de langue… Al-
Bouraq compte 200 titres à son catalogue
actuellement et jouit même de
“présentations sur table” à la FNAC et
chez Virgin. Ce qui est une percée en soi
des universités au Japon, en Australie,
en Angleterre, en Allemagne ou aux
États-Unis. De sorte que 40 % de son
chiffre d’affaires est généré par les
canaux institutionnels. Avec près de
50 000 volumes vendus au total l’an dernier,
Avicenne occupe donc une place de
choix… juste après la librairie de
l’Institut du monde arabe (IMA).
LES SOURCES BEYROUTHINES
Pour suivre donc la demande, Moawiya
élargit son champ et se dédouble : une
branche francophone est ouverte à
proximité, rue Jussieu, pour compléter
l’offre arabophone. Pour cette dernière,
le libraire se fournit à 80 % au Liban. Il
se rend également
aux salons du livre
au Maroc, en
Tunisie et en Égypte,
mais, pour lui,
Beyrouth demeure
la place la plus
dynamique en la
matière, ce qui est
confirmé par les
autres professionnels. En revanche, les
titres spécialisés, en français, sont plus
difficiles à trouver, car peu de maisons
d’édition libanaises en proposent, si l’on
exclut FMA, l’USJ,
Dar an-Nahar…
Un peu plus loin, la
Librairie de l’Orient,
détenue également
par des Libanais, a
trouvé une solution
radicale : les
Mansour, proprié-
Al-Saqi est devenue aussi
un acteur important
de l’édition anglaise
en général et non seulement
pour les livres spécialisés
On trouve dans nombre
de ces librairies des livres
du type “Comment porter
le voile”, “Comment jeûner”
ou “Comment être un bon
musulman” – et une image du contexte…
Car le pays compte déjà 6 millions de
musulmans ; et avec l’environnement
international jalonné de conflits religieux,
l’intérêt pour l’islam et le monde
arabe est démultiplié. Pas une grande
librairie en France, ou ailleurs, qui n’expose
des titres relevant de ce domaine.
Ce qui expliquerait les 50 000 volumes
vendus par al-Bouraq en un an, et le
développement d’une cinquantaine de
librairies plus ou moins musulmanes
dans l’Hexagone. Rien qu’à Paris 11e,
dans la rue Jean Pierre Timbaud, une
quinzaine d’entre elles côtoient paradoxalement
les bars fréquentés par la
bohème parisienne. Et ils y font bon
ménage : «C’est le charme de Paris»,
relève Alain
Guillemin, responsable
de la librairie
de l’IMA. L’on trouve
dans ces librairies
du 11e des
livres du type
“Comment porter le
voile”, “Comment
jeûner” ou
“Comment être un
bon musulman”,
mais également des
traductions «imprécises
» du hadith,
selon Guillemin, des
ouvrages interdits
dans leur pays d’origine,
ou encore des ouvrages taxés
d’antisémitisme comme ceux de Roger
Garaudy. Selon un observateur du marché,
cet intérêt pour le religieux n’est
pas uniquement lié au contexte géopolitique
et n’est pas propre à l’islam, il
s’agirait plutôt d’une tendance généralisée
de retour vers la spiritualité dans
une société post-industrielle, en quête
de repères.
DEPUIS NAJIB MAHFOUZ…
Mais indépendamment de ce phénomène,
et de l’actualité politique, la littérature
arabe contemporaine, par le passé trop
repliée sur son contexte, est devenue
récemment plus accessible au public international,
notamment
depuis l’attribution
du prix Nobel en
1988 à Najib
Mahfouz. Et les
grands éditeurs français
s’y sont engagés
: Albin Michel,
Lattès, Gallimard, Le
Seuil, Actes Sud…
alors qu’en 1984
Sindbad était encore
seul à proposer des
titres traduits. Les
données de la librairie
de l’IMA sont parlantes
: 14 000 titres
proposés actuellement
contre 6 000 en 1994, un espace qui
a triplé de surface, un chiffre d’affaires de
3,36 millions d’euros en 2003, variable
selon que l’Institut accueille de grandes
expositions ou pas, et 900 acheteurs par
jour, plus 300 000 euros via la vente par
correspondance. Sachant que 70 % de
l’activité est générée par les livres, le reste
par la carterie, l’audiovisuel et l’artisanat
qui sont également proposés dans cet
espace. Il est intéressant de noter que les
livres de cuisine constituent ses meilleures
ventes, suivis des guides de voyage. Cette
curiosité pour le monde arabe ne se limite
pas au marché français : l’Espagne, l’Italie,
l’Angleterre en découvrent aussi toutes les
facettes. En Grande-Bretagne d’ailleurs, ce
sont les éditions al-Saqi, fondées également
par des Libanais, André Gaspard et
May Ghoussoub, il y a plus de 20 ans, qui
contribuent à la diffusion des auteurs
moyen-orientaux. Sachant que al-Saqi est
devenue aussi un acteur important de l’édition
anglaise en général et non seulement
pour les livres spécialisés. Pour faire face à
la concurrence croissante, al-Bouraq
s’aperçoit donc qu’il se doit de maîtriser la
distribution, «le nerf de la guerre», selon
Wissam Mansour.
LE MARCHÉ DES BARBÈS
Pour sa diffusion, al-Bouraq passait au
préalable par des intermédiaires qui
rétrécissaient forcément les marges. Elle
choisit donc, au-delà de sa propre librairie,
de reprendre en main la distribution,
fait appel aux services de 7 commerciaux
multicartes sur la France, installe
un site marchand www.albouraq.org et
renforce la distribution générale. Pour ce
dernier canal, 60 % du chiffre d’affaires
est réalisé auprès des grandes librairies
du type FNAC, Virgin, Gibert et Procure
(librairie religieuse catholique). Des
livres qui sont diffusés également en
province et en banlieue parisienne ; car,
avec son important fond de livres islamiques,
al-Bouraq ne veut pas négliger
le marché communautaire dans des
quartiers comme Belleville, Couronne et
autres Saint-Denis. Pourtant, à l’origine,
les Mansour avaient choisi le 5e arrondissement
pour ne pas se “ghettoiser”,
selon l’expression de Wissam Mansour ;
mais aujourd’hui ils envisagent d’ouvrir
une autre librairie à Barbès. Dans le
même ordre d’idées, son confrère libanais
de la librairie al-Boustan s’est
Les données de la librairie
de l’IMA sont parlantes :
14 000 titres proposés
actuellement
contre 6 000 en 1994
Avicenne, première librairie en Europe spécialisée sur le monde arabe, est reprise en 1985 par Hachem Moawiya (notre
photo), docteur en sociologie urbaine, conjointement avec Jean Annoyer (ancien directeur du CERMOC à Beyrouth) et
son épouse chercheur, Élisabeth Dampier.aussi installé, il y a
longtemps, en face de
la mosquée de Paris
dans le 5e arrondissement.
Al-Bouraq
pousse plus loin cette
filière en lançant un
magazine trimestriel
intitulé “Le soufisme
d’Orient et
d’Occident”, tiré déjà à
7 000 exemplaires,
alors que la revue en
est à son neuvième
numéro.
Autre canal, al-Bouraq
vise actuellement les
grandes surfaces du
type Leclerc et Auchan
qu’il avait commencé par toucher indirectement
via un distributeur tiers, à l’occasion de
“l’opération ramadan” : des packs de 10
titres étaient proposés sur les rayons des
hypermarchés. Par-delà l’événementiel, al-
Bouraq travaille donc sur un référencement
permanent via les centrales d’achat des
grands distributeurs. Globalement, les éditions
al-Bouraq sont déjà diffusées dans 900
points de vente en France ! Ceci sans compter
l’activité à l’international, car la maison
exporte au Maroc, en Tunisie, en Algérie, au
Sénégal, au Mali, au Bénin, au Niger et à
Djibouti. Au Liban par contre, seule la Librairie
Antoine et la Librairie Internationale lui achètent
quelques titres, vu qu’à la base déjà le
grand public libanais lit peu, a fortiori sur l’islam
et en français. D’ailleurs, al-Bouraq envisage
de se mettre à l’édition en langue arabe,
pour pouvoir justement toucher le Moyen-
Orient, en lorgnant d’abord l’Irak et la Syrie,
grands consommateurs de livres ; l’Irak ayant
toujours été le premier importateur de livres
dans la région, selon Badreddine Arodaky,
responsable commercial à l’IMA.
“L’IMPRIMERIE DU MONDE ARABE”
Al-Bouraq imprime ses livres chez deux
imprimeurs de la banlieue sud de Beyrouth.
La revue “Le soufisme d’Orient et
d’Occident”, elle, est
imprimée à
Strasbourg… mais
chez un imprimeur
libanais. En revanche,
pour les puzzles ou les
jeux pour enfants
(visant l’apprentissage
de la langue arabe ou
de la religion musulmane),
Mansour fait
appel à des fabricants
en France pour obtenir
la «conformité aux
normes».
Mais si nos imprimeries
libanaises sont
traditionnellement
réputées pour leur
qualité, il faut désormais
compter aussi
avec une concurrence
tunisienne, égyptienne
ou syrienne.
Cependant, selon
Arodaky, ceux-ci sont
loin d’atteindre encore
les performances libanaises
de traitement technique. Sauf que les
imprimeurs libanais ne semblent pas capitaliser
sur ce savoir-faire. Nombre de maisons
d’édition françaises impriment en Roumanie,
en Espagne et en Italie et même à Hong Kong
pour un rapport qualité/prix qui serait moins
intéressant que celui que peut offrir le Liban.
Et dans l’imprimerie comme ailleurs, le Liban
s’exporte bien sur les marchés arabes, mais
pas en Europe, où il pourrait tout autant
apporter une proposition de valeur. Une
action plus rigoureuse de démarchage, de
communication de participation aux salons
du livre en Europe est ce qui manque, selon
Moawiya. De surcroît,
l’environnement
fiscal étant
favorable dans le
cadre du partenariat
Euromed, des
alliances franco-libanaises
seraient bienvenues
sur ce créneau,
surtout que le marché français est un
grand consommateur de livres.
Alors où se situe le problème ? Badreddine
Arodaky, de l’IMA, relève le hic : c’est la crédibilité
du Liban qui fait défaut. Selon lui,
beaucoup d’éditeurs libanais ne respectent
pas les droits d’auteur ni d’éditeurs ; du
moins c’est leur réputation en France. Ce qui
fait que les maisons
d’édition françaises
seraient réticentes.
Arodaky enfonce le
clou, en ajoutant que
le degré de sophistication
de la contrefaçon
au Liban rend
pratiquement impossible
la distinction entre une copie et l’original.
Si Arodaky est catégorique sur le
sujet, Luc Boyer, de la direction des
Relations économiques extérieures à
Bercy, est plus ouvert : pour lui, il y a un
vrai potentiel entre la France et le Liban – à
l’instar de ce que font les Anglo-Saxons
avec l’Inde – au regard du savoir-faire libanais
en techniques d’imprimerie ; et la
francophonie peut constituer un débouché
parmi d’autres pour le Liban. Si seulement
l’État voulait bien jouer son rôle, au moins
dans la création d’un environnement qui
permettrait à ce potentiel de se réaliser. À
propos d’État, les libraires libanais parisiens
sont également révoltés par les tarifs
postaux prohibitifs pratiqués au Liban :
alors que partout ailleurs, le livre bénéficie
d’un tarif préférentiel, au Liban le livre est
traité à la même enseigne qu’un produit
quelconque : 8 $ le kg.
Côté résultats financiers, les éditions al-
Bouraq réussissent à réaliser un chiffre
d’affaires de quelque 600 000 euros (pour
2003), Avicenne a quadruplé son chiffre
d’affaires depuis 1985, et de nouveaux
libraires libanais s’installent à Paris. Il n’en
demeure pas moins que, d’après ces professionnels,
le secteur dégage une rentabilité
tout juste décente malgré un livre (en
langue arabe) vendu 40 % plus cher qu’à
Beyrouth. Pour la librairie de l’IMA, on
constate une marge nette allant de 8 à
15 %, sachant que
l’objet artisanal génère
une marge nettement
supérieure à
celle des livres. Mais
certains, comme
Moawiya, n’ont pas
perdu de vue le volet
“culture” qui est aussi
un instrument de développement. Il existe
d’ailleurs nettement «un champ culturel
arabe qui transcende les nationalismes
d’État, le régionalisme, le confessionnalisme
et toutes sortes de tribalisme», comme
dit Farouk Mardam Bey, directeur des Éditions
Sindbad chez Actes Sud et conseiller
culturel de l’IMA. Ainsi, mu par ce type de
considérations, Hachem Moawiya aimerait
ouvrir le pendant de sa librairie parisienne
à Beyrouth, «juste pour le plaisir», car il ne
se fait pas d’illusion sur la profitabilité.
Mais dans l’ensemble du secteur, la rentabilité
du business n’est pas une vue de l’esprit,
il semble bien y avoir là un marché à la
fois pour les imprimeurs et les éditeurs. Qui
ne fait que démarrer…
Al-Bouraq vise Leclerc
et Auchan qu’il avait
commencé par toucher
à l’occasion
de “l’opération ramadan”
Le degré de sophistication
de la contrefaçon au Liban
rend pratiquement
impossible la distinction
entre une copie et l’original
Des alliances
franco-libanaises seraient
bienvenues sur ce créneau,
surtout que le marché
français est un grand
consommateur de livres