Sous l’impulsion de sociétés de conseil comme Accenture, des Tchèques ou des Indiens commencent à remplacer comptables et administratifs français.

Sur son CV, Mirka Schnelly affiche
l’équivalent d’un bac + 3 (bachelor
degree) en économie, obtenu à l’université
d’Olomouc, l’une des meilleures de la
République tchèque. Elle parle aussi couramment
français. «J’ai étudié durant huit
mois à Lille dans le cadre du programme
Erasmus», précise la jeune femme de 27
ans. Expérience suivie d’un stage dans le
service comptabilité d’une PME locale. Mirka
Schnelly n’est pas une exception dans son
pays. Nombre de ses compatriotes sont francophiles.
Ils sont surtout très bien formés. Ce
qui fait les affaires de la société de conseil
Accenture, qui a recruté la jeune Praguoise il
y a deux ans. Tout comme 700 autres personnes
installées dans une imposante tour
de la proche banlieue de Prague. Leur
statut ? Une sorte d’intérim. Elles sont
employées par Accenture, mais mises à la
disposition d’une quinzaine de grands
clients.
Seuls le chimiste français Rhodia et la division
Europe de l’équipementier américain Delphi
reconnaissent faire
appel à la sous-traitance
tchèque par le
biais du célèbre cabinet
de conseil. Les
autres redouteraientils
qu’on leur
reproche d’exporter des emplois de services
loin de chez eux ? Mirka Schnelly, elle, n’a pas
d’états d’âme sur la question. Elle veille juste
à ce que les 22 employés qu’elle dirige saisissent
et émettent, en temps et en heure, leurs
piles de factures fournisseurs ou clients. Ses
collègues traitent d’autres formulaires : des
feuilles de paie, des commandes... Le tout est
organisé par grand client, chacun utilisant les
services de 20 à 170 personnes recrutées,
formées et encadrées par Accenture.
À terme, toutes ces tâches pourraient
déserter les sièges des grandes entreprises.
L’idée de les externaliser, puis de
les délocaliser, est venue des grands du
conseil : Accenture, IBM ou Capgemini.
Baptisée pudiquement “business process
outsourcing” (BPO), l’activité se
pratique de deux façons. Soit un centre
administratif in-shore qui reste dans le
pays d’origine du client, soit un site offshore,
basé si possible là où les salaires
sont plus faibles, les horaires, plus flexibles, et
les salariés, plus motivés. Le off-shore ne
pèse encore que 2,5 % du marché total, mais
il est tendance. Pour le cabinet d’études
Gartner Group, les activités de BPO off-shore
généreront 3 milliards de dollars en 2004 au
niveau mondial, soit une croissance de 65 %
par rapport à 2003 (contre 7 % pour le BPO
dans son ensemble). Un marché émergent qui
inclut aussi les grandes SSII, telles Unilog ou
Atos dans la maintenance informatique.
Ce succès a un coût social dans les pays
développés, même s’il est difficile à chiffrer.
Selon une étude
réalisée par la
Conférence des
Nations unies sur le
commerce et le
développement
(CNUCED) et le cabinet
allemand Roland Berger (1) auprès d’une
centaine de grands groupes européens,
«39 % d’entre eux ont déjà délocalisé une
partie de leurs activités de services, et
44 % ont l’intention de le faire dans les
années à venir». Pour les Nations unies, ce
mouvement de départ des services ne peut
que donner «naissance à une nouvelle division
du travail, analogue à la réorientation
de la production des produits manufacturiers
au cours des années 70 et 80». Après
les tâches “simples” comme la comptabilité
ou le développement de logiciels, les
activités à plus forte valeur (établissement
des comptes, analyse financière, achats...)
seront-elles expatriées à leur tour ?
Les cabinets de conseil ne l’excluent pas.
En attendant, ils développent leurs réseaux.
«Avec 25 centres dans le monde, nous
sommes à même de proposer la meilleure
localisation à chaque client, en fonction des
qualifications et des langues dont il a
besoin et de ses objectifs en termes de
coûts», se targue Anoop Sagoo, associé de
la division Accenture Finance Solutions,
basée à Londres. Son groupe salarie
20 000 employés administratifs, de l’île
Maurice à la Chine. Le centre de Dalhian,
une ville chinoise où l’on parle japonais,
dessert des clients de l’archipel ; ceux de
Bombay et de Bangalore, en Inde, opèrent
au profit de sociétés anglo-saxonnes. Pour
Accenture et ses concurrents, l’activité est
moins rentable que le conseil, mais bien
moins cyclique. En 2004, Accenture a réalisé
plus de 5 milliards de dollars de chiffre
d’affaires grâce au BPO, soit 37 % de son
activité totale. Un début plus que prometteur.
Actuellement, les groupes français recourent
moins au BPO que les Américains. Mais peutêtre
plus pour longtemps. C’est pour Rhodia
qu’Accenture a créé le centre de Prague,
39 % des groupes européens
ont déjà délocalisé
une partie de leurs
activités de services aujourd’hui “multi-entreprises”. Il y a trois
ans, Paul Van Beveren, directeur financier
d’une des divisions européennes du groupe
de chimie, a proposé à ses alter ego de
regrouper les services comptables et juridiques
de 60 usines d’Europe en un seul
point. Ceux-ci se laissent convaincre et
signent pour six ans avec Accenture. La délocalisation
a entraîné 160 suppressions de
postes à travers l’Europe. Depuis, Rhodia fait
des émules. «Un troisième très grand client
français vient de conclure avec nous pour
transférer certaines activités à Prague»,
dévoile Benoît Genuini, directeur d’Accenture-
France. Les petits acteurs de la sous-traitance
se lancent aussi. La société Safig, la favorite
des banques françaises pour la saisie de
chèques (40 % du marché), a par exemple
délocalisé une partie de ses activités à
Madagascar.
ANALYSTE-PROGRAMMEUR,
UN JOB EN SURSIS EN FRANCE
Face à cette menace de pertes d’emplois,
les syndicalistes des services réagissent
avec plus de fatalisme que dans l’industrie.
«Tout ce qui doit partir partira», estime Ivan
Béraud, secrétaire général de la CFDT Bétor
(bureau d’études et informatique). «Il faut
plutôt gérer l’emploi de façon prévisionnelle
en orientant les gens sur ce qui n’est pas
délocalisable. C’est le moment de convertir
les analystes-programmeurs. Ce job n’existera
bientôt plus en France», ajoute-t-il.
À 1 000 kilomètres de là, à Prague, Mirka
Schnelly, elle, est ravie, tandis qu’Accenture
se félicite d’avoir créé de l’emploi qualifié
dans des pays qui en ont le plus grand
besoin pour leur propre développement. Le
meilleur de la mondialisation, au fond.
(1) World Investment Report 2004 : The Shift Towards
Services (CNUCED).
Services :
les autres grands départs
2003 : la société de conseil McKinsey
délocalise la recherche documentaire des
entreprises en Inde, à Chennai (300 personnes).
Septembre 2004 : après un centre de
maintenance informatique à distance au
Liban, la
SSII Unilog
en ouvre
un au
Maroc, à
Rabat.
2004 : le
groupe allemand SAP délocalisera 1 300
emplois administratifs (paie et comptabilité)
vers Prague.