L es Tuéni n’étaient pas – ne sont pas – des journalistes-
éditeurs ordinaires. Ils ont toujours été aussi
des acteurs de la vie nationale, au-delà même, par
exemple, de la députation de Ghassan ou de sa présence
foudroyante à l’ONU lors de l’adoption de la résolution
425. Et c’est chargé par 30 ans de tuénisme que Gebran
voit le jour en 1957, un néologisme qui se confond avec
an-Nahar, le journal que Abdel Nasser ou le roi Fayçal
lisaient, disait-on, avant leurs quotidiens nationaux.
Mais Gebran Tuéni n’y entre pas d’une façon classique.
C’était la guerre et, déjà, les occupations militaires au pluriel.
Tellement pluriel qu’il fonde son Nahar arabe et international en
1979 à Paris. En même temps qu’il accumule ses diplômes : en
journalisme, en relations internationales ou en management.
Paris parce que c’était la place où l’on pouvait avoir un tant soit
peu de liberté de ton.
Au retour au Liban pacifié, il s’est cependant confronté au plafond
de l’ordre syrien. Un plafond qu’il a toujours cherché à pousser
vers le haut, petit à petit, inlassablement. En même temps – pour
lui c’était logiquement relié –, il a lancé une grosse entreprise de
modernisation d’an-Nahar. Il n’a cessé de l’étoffer, surtout en
direction des jeunes. Mais les finances ne suivaient pas toujours.
Rafic Hariri entre alors comme actionnaire à 35 %, mais les Tuéni
gardaient la majorité (52 %), et, surtout, Gebran a consigné dans
le statut interne que le conseil d’administration n’est pas habilité
à interférer dans la rédaction du journal. Une rédaction qui se permettait
de plus en plus une hardiesse mal tolérée. Le Nahar
retrouvait alors ce qu’il a souvent été au cours de son histoire : un
faiseur d’opinion. Et quand on lui
demandait : «Est-ce que vous arrivez
à soutenir la pression d’un Rafic Hariri conciliant envers la
Syrie ?», il répondait par une question : «Est-ce que Rafic Hariri
pourra encore longtemps supporter notre ligne rédactionnelle ?».
Réponse peu de temps après, Hariri cède ses parts aux Tuéni. Et
c’est al-Walid ben Talal qui injecte, en 2003, 10 millions $ pour
acquérir 10 % des actions. Un Tuéni nous dit alors que c’est surtout
«par amitié pour Gebran».
Gebran, qui, comme toujours, vers la fin de l’ère syrienne, était un
cran au-dessus des autres. Et c’est probablement ce cran qui a
dû déclencher la machine de mort. Une mort qui l’a toujours
côtoyé malgré son air jovial : sa soeur, son frère, sa mère… jusqu’à
son alter ego Samir Kassir. Encore une «chronique d’une
mort annoncée», comme se plaisent à dire les esprits chagrins
avec un brin de reproche ? Peut-être. Il n’empêche que personne
n’a le droit de faire des reproches à une victime, disparue trop
tôt, beaucoup trop tôt.