Les institutions internationales, à l’instar de la Banque européenne d’investissement, s’intéressent de plus en plus à un phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur : les transferts de fonds des travailleurs émigrés disséminés aux quatre coins de la planète. Les flux concernés ont augmenté avec la mondialisation : ils sont passés de 180 à 300 milliards de dollars entre 2002 et 2006, soit une progression de 130 %, avec 200 milliards pour les seuls pays en voie de développement.
Les transferts des travailleurs émigrés, baptisés “remises” (“remittances” en anglais), représentent une source essentielle de devises pour les pays en voie de développement. Elle dépasse en tout cas largement le volume des investissements directs étrangers et autres aides au développement qui leur sont octroyées par les pays riches. Ces remises se distinguent aussi par leur stabilité : elles représentent des flux constants de devises bien moins volatils que les revenus des exportations de biens et de services qui, elles, sont tributaires des conjonctures économiques dans les pays d’accueil.
Le Liban est l’un des pays qui bénéficie le plus des remises de ses expatriés, pourtant ni l’État ni le secteur privé n’ont mis en place de stratégies adaptées à cette réalité, alors que par ailleurs augmentent les risques liés à la hausse de l’émigration. Il est temps de réfléchir à une façon de valoriser ces ressources et d’imaginer des instruments pour qu’elles contribuent au redressement économique dont le Liban a besoin.

Remises record

Le secteur bancaire et le département de statistiques de la Banque du Liban déploient depuis quelques années des efforts considérables pour mesurer le volume des transferts de fonds en provenance des Libanais non-résidents, en suivant une procédure conforme aux exigences du Fonds monétaire international (FMI). Ces efforts commencent à porter leurs fruits et il est désormais possible d’évaluer les remises dont bénéficie le Liban. Les statistiques publiées vont de 2002 à 2006, le niveau de précision étant acceptable pour les trois dernières années, 2004, 2005 et 2006, elles sont reprises par le FMI dans ses publications annuelles concernant les comptes externes.
D’après ces statistiques, les remises effectuées ces trois dernières années s’élèvent en moyenne à 4,5 milliards de dollars, soit 25 % du PIB, un record mondial ! Dans d’autres pays comme le Mexique, les Philippines, le Maroc ou l’Égypte, par exemple, les remises des expatriés sont plus importantes en volume, mais leur poids dans les économies nationales est nettement inférieur. Le Liban a aussi la particularité d’être un exportateur important de remises : elles totalisent en moyenne 3,3 milliards de dollars par an et émanent d’une main-d’œuvre étrangère importante originaire de Syrie, d’Égypte, du Sri Lanka, des Philippines, etc. Pour l’année 2006, la balance nette des remises (transferts entrants moins transferts sortants) s’est élevée à 5,8 % du PIB, soit 1,254 milliard de dollars, en faveur du Liban. Si le solde est positif en termes financiers, les flux de main-d’œuvre qui en sont la cause n’en sont pas moins inquiétants : le Liban exporte une main-d’œuvre qualifiée et bien rémunérée vers l’étranger, notamment vers l’Europe (10 %) et surtout vers les pays du Golfe, et il accueille en contrepartie une main-d’œuvre non qualifiée. Cette situation est d’autant plus dangereuse que la croissance démographique libanaise stagne aux alentours de 3,8 millions de résidents (y compris les étrangers), hors réfugiés palestiniens. Le pays est privé d’une source importante de main-d’œuvre qualifiée nécessaire au renforcement de la productivité et de la compétitivité de l’économie, dans un environnement de plus en plus mondialisé.
Paradoxalement, ce sont les transferts effectués par les expatriés qui contribuent à équilibrer les déficits nés de la faible compétitivité de l’économie libanaise. Ainsi, les remises des expatriés ont contribué à couvrir en moyenne 33,5 % du déficit annuel moyen de la balance des biens et des services (4,066 milliards de dollars) durant la période 2004-2006. Le reste (soit 2,7 milliards de dollars) est couvert par les flux de capitaux, notamment les investissements immobiliers étrangers, les dépôts à court terme dans les banques libanaises ou les souscriptions à des obligations d’État en livres ou en devises.

Coût des transferts

L’importance des remises des expatriés libanais soulève deux problèmes : le coût de ces transferts (frais de virement et de conversion) et le rôle qu’elles jouent dans l’économie libanaise.
Une étude de la Banque européenne d’investissement sur les coûts des transferts de fonds entre l’Europe et les pays du bassin méditerranéen montre que ces derniers peuvent atteindre 16 % de la somme virée. Ceci s’explique par le fait que les travailleurs émigrés ont souvent recours à des sociétés de transferts de fonds ou à des moyens totalement informels (valises) plutôt qu’aux canaux bancaires traditionnels. Dans certains pays, l’infrastructure bancaire n’est pas suffisamment large pour couvrir tout le territoire, ce qui renchérit le coût des virements vers les régions rurales. Enfin, les commissions de change sont souvent élevées.
Dans le cas du Liban, le problème du coût des transferts est relativement limité grâce à deux facteurs. Le premier est l’étendue territoriale du réseau bancaire qui assure un service moderne et efficace dans les zones rurales. Le coût d’un transfert est de 10 dollars, lorsqu’il est réceptionné ou envoyé par un client de passage. Il n’est que de cinq dollars, lorsque le virement est crédité au compte d’un client de la banque et il est nul lorsque le transfert est émis par le client d’une filiale de la banque qui le réceptionne.
Le second facteur d’économie est lié au taux élevé de dollarisation au Liban qui limite les frais de change, alors que ces derniers sont importants dans d’autres pays. Autre coût indirect relativement faible au Liban : la date de valeur d’un virement est le même jour ou le lendemain du transfert, suivant les conditions publiées par l’Association des banques le 1er mars 2003, encore en vigueur.

Financer l’investissement

Si contrairement à d’autres pays, le coût des transferts n’est pas problématique dans un pays comme le Liban, en revanche la question du rôle économique de ces remises est encore loin de susciter l’attention qu’elle mérite. Selon l’étude de la BEI, 90 % des transferts des expatriés couvrent des besoins vitaux de consommation comme l’alimentation, l’éducation, le logement et la santé, et seulement 10 % sont consacrés à des projets économiques productifs comme la création de PME, des projets de développement locaux ou autres.
Optimiser l’utilisation de ces ressources financières devrait être une priorité pour les pouvoirs publics libanais. Ils pourraient s’inspirer en la matière des expériences de pays comme la Turquie, le Maroc ou certains États d’Amérique latine. L’objectif est de réduire le coût des ressources en devises à long terme destinées au financement de l’économie qui réceptionne. L’un des instruments les mieux éprouvés est celui de la titrisation des transferts qui permet de réduire de 150 à 200 points de base le coût des ressources à long terme du secteur bancaire.
Ces opérations ont porté sur plus de dix milliards de dollars entre 1994 et 2004. Elles ont surtout été réalisées en Amérique latine (à 75 %) mais la Turquie s’y est mise récemment, devenant la pionnière de ce type d’opérations dans le bassin méditerranéen. Les opérations de titrisation fournissent aux banques des pays réceptionnant les transferts des ressources longues qui compensent relativement leurs ressources à court terme et réduisent en même temps leur coût. Elles permettent ainsi aux banques d’offrir des crédits à plus long terme à des taux moins élevés.
Les banques libanaises ne devraient pas rester à l’écart de ces techniques nouvelles, mais au contraire en profiter pour mieux exploiter les remises des expatriés au profit de l’économie. Pour ce faire, elles devraient collaborer avec leurs banques correspondantes en Europe et surtout dans le Golfe, principale destination des expatriés libanais. Afin de permettre aux clients de bénéficier de facilités et de plusieurs services offerts par les établissements bancaires correspondants et résidents, dont la gestion de l’actif et du passif, les plans d’épargne, etc. ainsi que pour réduire les coûts des transactions.
Le développement d’un réseau de banques libanaises dans les pays du Conseil de coopération du Golfe participe déjà de cette logique, qui devrait être encouragée pour attirer l’épargne des émigrés dans un premier temps et l’investir dans un second temps. Il s’agit de premiers pas en attendant une véritable politique économique qui ramènera les Libanais chez eux au lieu de continuer à les pousser à l’expatriation.

Secrétaire général de l’Association des banques.