Qu’il est difficile à écrire ce dernier édito. Comment dire la peine de voir un titre quasi-centenaire suspendu, sans sombrer un peu plus dans la déprime ambiante? Comment dire ma peine, à titre personnel, de devoir quitter le Liban, après avoir passé des années à mettre en garde, dans ces mêmes colonnes, contre la fuite des cerveaux? Si l’on n’y voyait pas une illustration, parmi tant d’autres, de la violence de la crise et des choix, criminels, faits par les dirigeants libanais, il serait indécent de s’y attarder.
Quand on assiste à l’effondrement de tout un pays, au désespoir de toute une génération, on ne s’émeut pas de la disparition d’un média ou du départ d’une journaliste. On ne reproche pas aux chefs d’entreprise de se plier à la triste réalité du marché, ou aux citoyens de trahir leur pays en cherchant à fuir l’enfer qu’est devenu leur quotidien.
On dénonce ceux qui les contraignent à prendre de telles décisions. Ceux qui ont mené le pays à sa perte, par manque de vision, par incompétence, par cupidité. C’est l’avantage de s’intéresser aux politiques publiques plutôt qu’à la politique politicienne: l’échelle des valeurs et les priorités sont clairement établies. Les responsabilités aussi.
Le délitement des services publics, la dégradation des infrastructures, la détérioration de l’environnement, la perte de compétitivité, l’emballement de la dette, le chômage, la crise bancaire, la dévaluation de la livre, rien de ce qu’on subit n’est le fruit de la malchance, ou des convoitises dont fait l’objet ce petit pays. Les facteurs géopolitiques ont amplifié la crise, mais ils ne l’ont pas provoquée. Le ver était dans le fruit. Dans la volonté de privilégier des intérêts étroits, au détriment de l’intérêt national, en entretenant l’illusion que ces intérêts étaient alignés.
Non, tous les Libanais n’ont pas profité de la course à l’endettement, de la stabilité de la livre et des taux d’intérêts élevés. La plupart auraient été prêts à y renoncer s’ils avaient eu de l’électricité, de l’eau, une couverture maladie, un travail décent et un vrai système de retraite. Les Libanais se seraient bien passés de vacances à l’étranger si leurs plages n’étaient pas occupées et polluées. Ils n’auraient pas été si peu regardants sur la façon dont l’argent public était dépensé s’ils avaient su que la dette de l’État finirait par leur coûter aussi cher. Ils auraient troqué volontiers les remises de la diaspora contre le bonheur de voir grandir leurs petits-enfants auprès d’eux.
Mais on leur a menti, on leur a sciemment caché l’ampleur des dégâts. On a érigé les succès de la diaspora en modèle à suivre, soutenu l’émigration, canalisé les capitaux et entretenu le mythe que la communauté internationale ne laissera jamais tomber le Liban.
Non, le peuple libanais n’a pas mérité ce qui lui arrive. Il a été floué et spolié par une élite qui n’a pensé qu’à sa propre survie. Une élite qui n’a jamais eu d’autre projet que de mendier la protection et les capitaux des pays étrangers, et qui tente encore de sauver un modèle à l’agonie.
Peu de pays dans le monde ont connu les souffrances que nous avons connues en un an et demi, et le système n’a pas bougé. Les mêmes partis, qui se sont partagés le pouvoir ces dernières années, nous invitent encore aujourd’hui à choisir entre le pire et le moins pire.
Mais le cœur de la contestation continue malgré tout de battre. Tant qu’il y aura des Libanais, où qu’ils soient, qui ont de l’ambition pour le pays, qui veulent en faire leur patrie définitive, l’espoir est là. Tant qu’il y aura des esprits critiques, capables de se remettre en cause; des journalistes qui continuent d’informer, d’analyser, d’enquêter et des médias qui les portent; tant qu’il y aura des espaces de débats, rien n’est joué. Et le combat continue.  

Sahar AL-ATTAR


PS: Le Commerce du Levant n’aurait pas été ce qu’il a été sans le soutien de son PDG, Nayla de Freige; sans l’équipe qui l’a porté, et à qui je tiens à témoigner toute ma gratitude et mon respect: Muriel Rozelier, Marie-Joe Sawaya, Nada Maucourant Atallah, Fouad Gemayel, Justine Babin, Salah Hijazi, Mark Mansour, Monique Kendirjian, Eliane Daccache, Hanaa Jabbour, et tous les contributeurs externes qui nous ont accompagnés durant toutes ces années. Un grand merci aussi à son ancienne rédactrice en chef, Sibylle Rizk, qui a tracé le chemin.