L’Association des industriels estime que les coûts de production élevés au Liban sont un frein à la compétitivité de l’industrie locale. Comment Indevco a-t-il réussi à s’imposer dans ces conditions sur les marchés local, régional et international ?

Il est indéniable que l’industrie libanaise souffre des disparités régionales en termes de coûts, notamment ceux de l’électricité et de la main-d’œuvre. Mais cela ne l’empêche pas de pouvoir dégager de la valeur ajoutée. Il y a deux approches de la compétitivité : les avantages comparatifs et l’excellence opérationnelle. Le Liban ne bénéficiant d’aucun avantage naturel, l’industrie peut compenser cette absence par l’excellence opérationnelle.

Comment ?

Le capital humain du Liban est sa plus grande richesse. L’ingéniosité, la créativité, le savoir-faire et l’adaptabilité des ressources humaines permettent de dégager un produit fini plus valorisé que la somme de ses constituants. L’industrie ne se résume pas au bien manufacturé qu’elle produit. Sa compétitivité dépend du concept et du service qui vont avec. Il y a cinquante ans la qualité du produit était un luxe, aujourd’hui c’est un minimum requis. C’est donc la qualité du management, du marketing et des services proposés aux clients qui font la différence. La valeur ajoutée est le fruit de toute une chaîne qui dépasse de loin les handicaps liés aux coûts de production de base.

Indevco s’est largement diversifié à l’étranger. N’est-ce pas aussi l’une des clés de votre succès ?

La stratégie de diversification des marchés est l’un des piliers du développement du groupe. Outre notre présence directe, aussi bien dans le Golfe qu’aux États-Unis ou en Europe, nous exportons près de 50 % de la production de nos unités libanaises. Il est évident que cette ouverture nous a permis de mieux résister aux coups durs sur le marché local.

En tant que producteur de biens de grande consommation, dans quelle mesure êtes-vous affecté par la situation locale actuelle ?

La demande interne a toujours fait preuve d’une résilience extraordinaire. En dépit des événements sécuritaires et politiques, nous maintenons une croissance organique de l’ordre de 10 % par an au Liban et nous avons augmenté nos activités de près de 50 % ces cinq dernières années. Ces derniers mois, malgré le blocage politique, je ne constate pas de baisse importante de la consommation, du moins en ce qui concerne nos produits.

Pensez-vous que le Liban a les moyens d’être un pays industriel ?

On ne peut pas bâtir une économie saine sans une industrie et une agriculture locales. Ce constat est renforcé par le contexte politique et régional. Les services, et le tourisme en particulier, sont extrêmement sensibles à l’instabilité. L’industrie et l’agriculture, en revanche, permettraient à l’économie de mieux résister aux chocs. Et même si le pays se stabilise, ces deux secteurs peuvent avoir un effet cumulatif avec les autres, notamment celui du tourisme. Lorsqu’un visiteur consomme des produits importés, l’économie libanaise ne bénéficie que du gain différentiel entre le prix d’importation et le prix de vente. Or, si la production était locale, le gain serait total. Dans ce dernier cas, l’impact d’un touriste serait équivalent à celui de deux ou trois touristes dans une économie fortement importatrice.

La structure familiale des entreprises est-elle un handicap ?

Nous considérons au contraire qu’il s’agit d’un atout. La structure familiale n’est pas contradictoire avec la notion de professionnalisme. Plus de 70 % des grands groupes européens et américains sont familiaux. Dans le cas spécifique du Liban, la structure familiale du tissu productif a permis à l’économie de survivre et de résister aux chocs. Si j’étais un investisseur étranger, j’aurais déserté le Liban depuis bien longtemps. Lorsque les règles de bonne gouvernance et de transparence sont appliquées, la nature familiale devient un avantage, car elle assure une certaine stabilité de gestion et la pérennité de l’entreprise. L’engagement de la direction envers la compagnie est différent. Or, l’âme d’une entreprise est un facteur essentiel. L’enjeu est de trouver le mélange optimal entre professionnalisme et paternalisme. La structure familiale n’empêche pas davantage d’ouvrir le capital. Indevco n’a pas un tel projet pour le moment, mais théoriquement rien ne l’empêche d’être coté en Bourse.

Selon vous, quelle forme doit prendre le soutien des pouvoirs publics au secteur industriel ?

Les autorités doivent répondre aux problèmes de coûts de production. Il ne s’agit pas de subventionner l’industrie ou l’agriculture, mais de développer l’infrastructure permettant indirectement de les soutenir. Les coûts de financement, par exemple, ne sont pas particulièrement handicapants par rapport aux autres pays de la région, mais il manque une instance spécialisée comme une banque industrielle ou agricole. Les pouvoirs publics pourraient aussi proposer des terrains industriels et agricoles dotés d’infrastructures à tarifs réduits (eau, électricité, traitement des eaux usées) ou développer les transports frigorifiques pour l’agriculture. Ce sont de petites choses qui changent tout. Je regrette que l’industriel soit devenu une espèce en voie de disparition au Liban. Si ce n’est pour des raisons économiques, pensons au moins à le soutenir au nom de la diversité des espèces !


Un groupe qui pèse plus d’un milliard de dollars

Du groupe Indevco, les Libanais ne connaissent généralement que sa marque Sanita, omniprésente dans tous les commerces. Pourtant, la multinationale pèse plus d’un milliard de dollars à travers le monde et son activité va bien au-delà de la fabrication de papiers usuels en tout genre. L’histoire du groupe remonte au début des années 50, lorsque le Libanais Georges Frem décide de se lancer dans l’importation de pièces détachées européennes en Arabie saoudite à travers la société GESPA (General Supplying Agencies SARL), basée à Ajaltoun, au Liban.

Très vite, il identifie le besoin croissant de produits d’emballage dans le Golfe et fonde, avec l’homme d’affaires saoudien Abdul Rahman al-Moaibed, National Paper Products Company, la première usine d’emballages en papier du royaume. Fort de cette première expérience, Georges Frem se tourne vers le Liban en 1956 et choisit de répondre aux besoins spécifiques du secteur agricole – les planteurs de pommiers étaient contraints de se plier aux desiderata des fabricants de caisses en bois, indispensables à la distribution et la vente de leurs produits. Il crée alors la première usine d’emballages du pays, Union Packaging Corporation (Unipak) à Halate.

Fil conducteur du développement du groupe industriel, l’emballage le pousse naturellement du carton vers le plastique. Une évolution favorisée par sa présence en Arabie saoudite, capitale des industries pétrochimiques. Aujourd’hui, Indevco vend tous ses emballages dans le bassin méditerranéen (ainsi que des films pour la plasticulture) et en Europe. En revanche, le développement d’un segment de produits de grande consommation n’allait pas forcément de soi, même si des synergies sont possibles au niveau des matières premières utilisées. « C’est la valeur ajoutée du fondateur du groupe qui a su réfléchir en termes de développement d’industries et non pas uniquement de produits », affirme Neemat Frem.

Son père a en effet créé dès 1972 la Industrial Development Company (Indevco), dont la raison sociale est de gérer le développement du groupe. Accompagnant le consumérisme croissant des Libanais, l’essor du créneau de produits de grande consommation (mouchoirs en papier, sacs-poubelle, couches, serviettes hygiéniques, etc.) est considérable. Sanita s’impose en quelques années comme le premier fournisseur du pays. Lorsque la guerre éclate, le groupe prend des dispositions pour continuer à opérer au Liban, tout en s’ouvrant davantage à l’étranger. Il est ainsi l’un des premiers industriels libanais à importer un générateur électrique d’un mégawatt et il construit un embarcadère au port de Jounié (qui existe encore) pour faciliter l’importation de matières premières et l’exportation de produits finis.

Capitalisant sur le succès d’Unipak dans l’agriculture, le groupe crée l’usine Masterpak qui se spécialise notamment dans les films en plastique pour les serres. Il établit également GESPA Overseas, un bureau de liaison à Chypre. Parallèlement, le groupe achète cinq usines d’emballage aux États-Unis et continue de se développer en Arabie saoudite, d’où il fournit l’ensemble du Golfe. Les effectifs de Napco, sa filiale dans le royaume, dépassent au début des années 1990 les 1 000 employés, contre quelques centaines dans les années 1960.

Dès la fin de la guerre du Liban, Indevco investit dans une nouvelle usine de papier pour prouver sa confiance dans l’avenir du pays, tout en poursuivant son expansion à l’étranger, notamment en Égypte et en Europe à travers le premier bureau d’exportation ouvert en Grèce.

Le groupe se diversifie à nouveau, d’une part, dans la fabrication de cuisines au Liban, en joint-venture avec des Italiens, pour créer la marque Snaidero et, d’autre part, dans le développement de capacités propres de fabrication de machines industrielles à travers la création de la société Phoenix Machinery.

Aujourd’hui, le groupe qui emploie plus de 6 000 personnes cible les marchés émergents, notamment en Europe de l'Est et en Afrique du Nord. Parallèlement, il consolide ses positions à travers l’ouverture de nouveaux bureaux d’exportations et de ventes en Angleterre, en France, en Suède, en Égypte, au Soudan et en Ukraine.

Les clés du succès

 Un produit porteur

L’emballage, cœur de métier du groupe, est un produit très porteur, car son développement est lié à la croissance des marchés : plus une économie se développe, plus la demande de biens augmente, alimentant du même coup celle des emballages.

En s’implantant sur des segments en développement ou dans des pays émergents, la multinationale Indevco cherche partout les moteurs de sa croissance future.

Division stratégique et intégration verticale

Le groupe basé à Ajaltoun résume son identité en deux concepts : le développement industriel et le management de services. Chacun recoupe un pôle d’activité : d’une part, les études de marché et la construction d’usines dans le domaine de l’emballage, d’autre part, la gestion des différentes usines à travers le monde. La stratégie d’Indevco est aussi d’explorer toutes les pistes de développement auxquelles mènent ses produits, ce qui conduit le groupe à une intégration verticale poussée. L’art de contrôler les distances Comprenant la mondialisation avant l’heure, Indevco a très tôt su gérer ses opérations multinationales.

La philosophie du groupe se résume en deux idées : autonomie et management des distances. Certaines opérations sont décentralisées, comme par exemple la vente locale pour laquelle les décisions sont prises au plus près des marchés. Chaque unité a ainsi la possibilité de découvrir indépendamment des débouchés. En revanche, la coordination de l’export est centralisée afin d’approvisionner les besoins des divers marchés à partir des diverses unités de production du groupe. Chaque usine n’a pas la latitude de décider seule la destination de ses ventes. La conception des nouveaux produits et le développement de nouvelles usines sont aussi des choix qui relèvent du siège, même si les initiatives locales de recherche et de développement sont encouragées pour contribuer à la créativité globale du groupe.

Glocalisation

Le groupe Indevco est à la fois un acteur mondial, qui noue des partenariats sur certains marchés, mais contrôle la majorité de ses filiales, et un spécialiste des pays dans lesquels il est implanté, notamment dans le segment de la grande consommation. Le groupe illustre aussi parfaitement le concept de la glocalisation, un néologisme associant les mots globalisation et localisation. C’est ce qui explique par exemple comment la marque Sanita est en mesure de concurrencer les produits de grandes multinationales comme Procter & Gamble. La différenciation ne se fait pas par les prix, mais par une connaissance intime des préférences des consommateurs : pour les couches-culottes par exemple, l’argument de l’épaisseur et du coton fait mouche, alors que la tendance des grandes multinationales est à la finesse et au synthétique.

Joëlle Missir