Circuler à Beyrouth aux heures de pointe revient parfois à participer à une grande course d’escargots. De quoi franchement perdre ses nerfs. Qu’il s’agisse de secteurs de l’ouest de Beyrouth comme Hamra, corniche Mazraa ou Mar Élias, ou de l’est, près de l’Hôtel-Dieu ou sur l’axe reliant Tabaris à La Sagesse – pour ne citer qu’eux –, les bouchons n’en finissent pas de s’éterniser. Sans parler des interminables files d’embouteillage aux portes de la capitale, en particulier au nord, entre Zouk et Beyrouth, ou à l’est, sur la route de Damas. Une partie des problèmes de circulation pourrait en principe se résoudre d’elle-même : avec des efforts de coordination entre les ministères (Électricité, Transports…) qui réalisent de nombreux travaux sur la voie publique, de manière chaotique et imprévisible, une meilleure application des règles de conduite (priorités, respect de la hiérarchie entre routes principales et secondaires), des sanctions systématiques pour les stationnements en double et triple file qui ralentissent le trafic… Mais les principales causes de la congestion du trafic sont structurelles : un déficit de grandes infrastructures routières, un trop grand usage de la voiture individuelle et surtout l’absence d’un vrai système de transport collectif.
Bien sûr, des améliorations ont été constatées depuis 15 ans, avec la création de nouveaux axes de circulation, la réalisation de nombreux travaux de voirie et la mise en œuvre depuis 2005 du projet Urban Transport Development Plan (UTDP), qui vise à décongestionner les principaux axes de circulation, en construisant ponts et tunnels aux carrefours critiques et en installant des feux de signalisation. Mais les solutions préconisées restent de loin insuffisantes pour faire face à l’augmentation constante du flux de véhicules. Le réseau routier, déjà saturé, semble incapable de pouvoir supporter la croissance du trafic. Sa capacité n’est pas extensible, car l’agglomération beyrouthine est particulièrement dense, avec près de 10 000 habitants au km² (1). Les quelques statistiques qui existent sur le transport dans la région métropolitaine de Beyrouth sont particulièrement alarmantes : en se fondant sur les standards américains qui définissent des niveaux de fluidité du trafic de A à F, le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) a constaté que les 27 axes prioritaires entre Beyrouth et sa banlieue étaient tous classés au niveau F. « Même après l’exécution du projet UTDP dans quelques années, nous ne pourrons atteindre au mieux que le niveau C ou D, c’est-à-dire une vitesse de circulation située entre 30 et 40 km/h en moyenne », explique Élie Hélou, chargé du projet par le CDR.

Pas de politique coordonnée des transports
La question des transports fait du surplace depuis des années, car les pouvoirs publics n’ont jamais pris le sujet à bras-le-corps. De nombreuses études ont été réalisées depuis plus de quinze ans pour le compte de l’État libanais pour être ensuite fourrées dans des tiroirs, malgré d’importants financements disponibles. « Il manque surtout une politique cohérente de transports, soutient Tammam Nakkash, expert en système de transport chez Team International, une société de consultants qui a effectué plusieurs études sur les transports urbains pour le compte du CDR. Chacun veut prendre des initiatives dans tous les sens, sans lier des problématiques indissociables les unes des autres : la question des licences des taxis, la réglementation du réseau de bus, la taxation sur le carburant, l’aménagement du territoire ou les lois d’urbanisme », poursuit l’expert.
Afin de centraliser toutes les décisions liées aux transports dans le Grand Beyrouth, le ministère des Transports réfléchit depuis plusieurs années à créer une Autorité unique d’organisation des transports, mais celle-ci reste encore très hypothétique. Une telle autorité pourrait être compétente dans de nombreux domaines, qu’il s’agisse des investissements publics routiers et des transports collectifs, de la régulation de l’activité des transporteurs, des plans de circulation sur le réseau principal ou même de la signalisation. Le Plan de transport du Grand Beyrouth en 1995 avait déjà envisagé de mettre en place une Autorité de régulation des transports, afin de planifier, d’organiser et de contrôler tout le système de transports en commun. Plusieurs projets de lois ont été proposés depuis 1999 et une proposition détaillée a été faite en ce sens en 2002 par un comité d’experts français et libanais dans le cadre d’une convention de coopération entre l’Office des chemins de fer et des transports en commun au Liban (OCFTC) et la région Midi-Pyrénées. Bien qu’accepté par la commission parlementaire libanaise des Travaux publics et des Transports, le projet est depuis enterré.

Trop de véhicules individuels en circulation
Le principal problème des transports dans le Grand Beyrouth est le trop grand nombre de véhicules en circulation. On y compte aujourd’hui environ 1,2 million de déplacements motorisés quotidiens internes (Beyrouth et la première couronne, de Khaldé à Dbayé) et ce chiffre devrait grimper à 1,6 million en 2030, si l’on se base sur les projections du Plan de transport du Grand Beyrouth reprises par le Schéma d’aménagement du territoire (SADTL) en 2004. Si on y ajoute les déplacements entre la seconde couronne et le Grand Beyrouth, on atteint les 2,5 millions de déplacements motorisés quotidiens à l’horizon 2030. Les voitures individuelles sont les principales responsables : elles monopolisent 70 % des déplacements dans le Grand Beyrouth, selon des chiffres établis en 2004 par le bureau d’études libanais ELARD. Pour cette même année, le nombre de voitures privées dans la région métropolitaine de Beyrouth était évalué à environ 300 000 (2). Leur augmentation date du début des années 90, après la quasi-disparition du réseau de transports publics pendant la guerre civile. Dans le Grand Beyrouth, les ménages de la proche banlieue (Bourj Hammoud, Bourj el-Brajné, Hay es-Sellom) demeurent les moins bien équipés, avec 35 % des ménages qui ne possèdent pas de voiture, mais dans Beyrouth municipe et dans la banlieue intermédiaire, seulement 20 % des ménages ne disposent pas de véhicule privé (3). Selon les prévisions du Schéma d’aménagement du territoire du Liban (SADTL), en trente ans, le parc automobile aura augmenté de près de 60 % au Liban et le nombre moyen de déplacements motorisés quotidiens par personne a augmenté dans les mêmes proportions. Ceci devrait conduire, compte tenu de la croissance démographique attendue, à un doublement du nombre total de déplacements motorisés dans le Grand Beyrouth. Si l’on ajoute à ces données que le taux d’occupation des voitures est faible, environ 1,3 personne par véhicule (chacun préférant utiliser son propre moyen de transport), les perspectives d’avenir sont plutôt sombres. Les voitures pénalisent le trafic non seulement quand elles roulent, mais aussi quand elles sont stationnées de manière anarchique. Souvent garées en double, voire triple file, sur les passages cloutés ou aux intersections, elles ralentissent la circulation. Une situation qui résulte avant tout de l’absence criante de stationnements dans la capitale.

Pas assez de “vrais” transports collectifs
Les transports en commun représentent 30 % des déplacements dans le Grand Beyrouth, selon le ministère des Transports. Ce chiffre englobe taxis-service, minibus et bus. Mais les taxis-service sont en réalité de “faux” transports collectifs : ils ont au mieux une capacité de quatre passagers, et en transportent en moyenne un nombre bien plus faible. Ils représentent au moins 20 % du marché des déplacements quotidiens dans le Grand Beyrouth. Le ministère de l’Intérieur n’émet pourtant plus depuis plusieurs années les fameuses « plaques rouges », mais a accordé plusieurs milliers de licences de taxis en 1995. On comptabilise au total 33 092 taxis légaux au Liban, auxquels il faut ajouter environ 20 000 licences de taxis illégales qui ont été dupliquées. Environ 85 % de ces taxis-service circulent dans le Grand Beyrouth, selon le ministère des Transports. Les minibus sont un peu moins nombreux, mais on en compte tout de même environ 4 000 légaux, plus environ 10 000 plaques illégales. Ceux-ci se sont développés en 1994 à la suite d’un décret autorisant l’importation de véhicules de transport collectifs fonctionnant au gasoil. Comme les licences de microbus étaient vendues au même prix que les plaques rouges de taxi et que le prix du gasoil était deux fois moins élevé que celui du gasoil, ce mode de transport a vite connu une forte croissance. Il n’existe aujourd’hui aucun périmètre défini pour l’activité des taxis-service et des vans, ce qui fait qu’ils empruntent logiquement les mêmes axes les plus rentables de la capitale. Des axes qui de ce fait deviennent très vite congestionnés, ralentissant considérablement le trafic.
Les bus, qui peuvent, eux, contenir 23 passagers et plus, constituent le seul véritable mode de transport en commun, même si leur capacité est bien moindre par exemple que les bus européens (environ 100 passagers). Ils sont en nombre limité : 2 200 légaux plus 1 000 illégaux pour tout le Liban, dont les trois quarts circulent dans le Grand Beyrouth. Leur faible nombre s’explique par la disparition progressive du réseau de bus publics et par la concurrence sauvage à laquelle se livre le secteur privé. Mais augmenter le nombre de bus n’améliorerait pas nécessairement le trafic. « Environ 600 autobus pourraient suffire pour le Grand Beyrouth si le réseau était bien organisé », estime Ahmad Zantout, directeur adjoint de la plus grande compagnie privée de bus à Beyrouth, la Lebanese Commuting Company (LCC). Car le vrai problème est surtout la totale désorganisation du secteur, qui n’incite pas les usagers à utiliser ce type de transport, alors que la demande potentielle est là. Il existe en effet très peu d’informations sur les lignes, aucune voie spéciale n’est réservée aux autobus, aucun itinéraire n’est imposé aux compagnies qui utilisent des axes similaires (aucune loi n’empêche les opérateurs privés d’utiliser les mêmes lignes que l’opérateur public, l’OCFTC), il n’existe pas de terminus de ligne et un certain nombre de lignes ne rejoignent pas le centre-ville de Beyrouth. Environ 400 arrêts de bus avaient été installés en 1994 (en vertu d’un partenariat entre Team International et la RATP parisienne), pour éviter le système d’arrêt à la demande qui pénalise le trafic. Ceux-ci n’ont pas été respectés par les automobilistes qui se garaient dessus et une grande partie des arrêts de bus a été détruite. Un nouveau projet d’installation d’arrêts serait toutefois à l’étude, en partenariat avec la région Île-de-France, selon le ministère des Transports.

Les propositions du Plan de transport du Grand Beyrouth
Des solutions ambitieuses avaient été évoquées dès 1995 dans le Plan de transport du Grand Beyrouth pour améliorer durablement la circulation dans l’agglomération. Défini pour le CDR par le groupement IAURIF, Team International et la Sofretu, le Plan prévoyait d’apporter une double réponse aux problèmes de trafic : par la construction d’importantes infrastructures routières mais surtout par le développement des transports collectifs. Les décideurs politiques ont surtout choisi de privilégier les infrastructures routières en leur accordant une grande partie de leur budget, au détriment des transports collectifs. Le plan prévoyait trois types d’action pour améliorer la circulation d’ici à 2015 : les actions immédiates, à moyen terme et à long terme (cinq, dix et quinze ans). Le premier volet des transports en commun consistait en la mise en place d’un réseau de 400 autobus, tandis que le développement des transports collectifs “de masse” correspondait plutôt aux deux dernières phases. Le plan recommandait essentiellement la réhabilitation d’une ligne de chemin de fer Jounié-Damour sur 38 km, la construction de deux lignes de métro, est-ouest et nord-sud, d’une longueur de 15 et 17 km et la création de trois bus ou de tramway en site propre. Des projets d’envergure qui avaient pour but de mettre en place un réseau de lignes de transport collectif à moins de 15 minutes à pied de tous les domiciles. Les transports collectifs (sans les taxis-service) devaient représenter à terme 26 % des déplacements motorisés. On est aujourd’hui à moins de 10 %. Le projet du métro n’a fait l’objet d’aucune étude particulière et a été abandonné, de même que la ligne de chemin de fer. Ces projets ont été jugés beaucoup trop onéreux par rapport aux bénéfices que pourraient en retirer les usagers. Un réseau de métro pourrait en effet coûter plusieurs milliards de dollars pour une demande prévisible qui ne devrait pas dépasser 10 000 voyageurs en heure de pointe par sens (4). La création de lignes de bus en site propre a elle aussi été repoussée. Le ministère des Transports envisage déjà depuis plusieurs années de créer des couloirs de bus réservés entre Jounié et Jiyé (soit le long de l’autoroute côtière, soit le long de l’ancienne voie ferrée littorale) qui ne passeraient pas par le centre de la capitale. « Des études de faisabilité ont été réalisées en 2003, mais nous devons les actualiser », explique Abdel Hafez el-Kaissi, directeur du ministère des Transports.

La nécessaire construction de grandes infrastructures routières
Le Plan de transport du Grand Beyrouth recommandait aussi d’apporter une “réponse routière” aux problèmes de circulation. Quand bien même cette piste a été privilégiée, les réalisations demeurent bien en deçà des objectifs affichés. Le plan d’action immédiate correspondait en grande partie au projet UTDP lancé par le CDR depuis 2005 et qui n’est toujours pas achevé. Mais le Plan de transport prévoyait aussi de restructurer le réseau routier autour d’un axe majeur : le périphérique de Beyrouth. D’une longueur de 18 km, il devait s’étendre de Khaldé à Antélias, en limite de l’agglomération urbaine. Les sept pénétrantes urbaines faisant le lien entre Beyrouth et le périphérique ont bien été construites depuis 1997, mais le périphérique, considéré comme “absolument prioritaire” par le Plan de transport de la région métropolitaine de Beyrouth est toujours invisible. Le montage financier n’a pas pu être finalisé : il était prévu que le projet soit concédé au secteur privé au moyen d’un BOT, mais le coût des expropriations était trop élevé pour l’État libanais et les investisseurs n’ont pas été intéressés par un projet qui leur paraissait trop coûteux. Le même problème s’est plus ou moins posé pour les autres autoroutes de liaison qui devaient relier Beyrouth au reste du pays, afin de soulager les entrées de la capitale : en particulier l’autoroute A1 et A2 au nord de Beyrouth, dans le prolongement du périphérique. L’autoroute A2 devait doubler l’autoroute de l’entrée nord de Beyrouth par la réalisation d’une autoroute reliant le périphérique à Maameltein, en passant sur les piémonts. Quant à l’autoroute arabe, Beyrouth-Damas, « les travaux ont commencé dans la plaine de la Békaa, après Sofar, mais pas dans la partie la plus vitale, entre Beyrouth et Sofar, où seule une amélioration des routes existantes a été entreprise, car le coût du foncier est trop élevé pour l’État », explique Tammam Nakkash. Un dernier projet d’autoroute devait enfin relier Choueifate à Damour. En fin de compte, peu d’actions du Plan de transport du Grand Beyrouth ont été entreprises, mais ce dernier reste pourtant un modèle de référence 15 ans après, en raison de la base de données considérables qu’il a fournies, même si la plupart de ses propositions paraissent aujourd’hui difficilement réalisables.

(1) “Le renouvellement urbain : un moyen de lutte contre l’inexploitation foncière”, mémoire de Sébastien Lamy, février 2009.
(2) Le système de transports collectifs dans l’aire urbaine centrale de Beyrouth, mémoire d’Isabelle Vesque, 2005.
(3) Ibid.
(4) Selon Pierre Merlin, expert en transport, cité dans “Le système de transports collectifs dans l’aire urbaine centrale de Beyrouth”, mémoire d’Isabelle Vesque, 2005.