Quatre juges en un an, des commerçants qui abandonnent le procès un à un, des conférences de presse de part et d’autre... Le procès qui oppose Solidere aux bijoutiers de Beyrouth à propos du Souk des joailliers (ou Souk al-sagha) au centre-ville suscite toutes les passions et les rancœurs. Explications.
À l’ouverture des Souks de Beyrouth en octobre 2009, un coin entier à l’entrée du complexe commercial était encore désert : le Souk des joailliers, objet d’un litige entre Solidere et le syndicat des joailliers. Au cœur du problème, l’interprétation qui est faite de documents datant de… 1998 : les joailliers affirment que Solidere leur a vendu les biens-fonds de Souk el-sagha ; ce que conteste Solidere, arguant du fait qu’aucun contrat de vente n’a été signé. En septembre 2009, le syndicat des joailliers a intenté un procès contre la société immobilière pour la contraindre d’honorer cet accord présumé de 1998.
L’histoire remonte à 1997, lorsque la décision est prise de reconstituer Souk el-sagha, détruit pendant la guerre civile, dans le nouveau projet des Souks de Beyrouth, au centre-ville. Même sur la généalogie du projet, les deux parties ont des versions différentes : le syndicat des joailliers l’attribue à une volonté de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri ; Solidere soutient qu’il s’agit d’une demande du syndicat des joailliers, représenté en son temps par Antoine Moghanni.
Pas de contrat de vente, mais des offres d’achat…
Toujours est-il que des discussions ont bien eu lieu entre les deux parties. Le 3 mars 1998, Naaman Atallah, alors directeur des ventes de Solidere, envoie une lettre au syndicat récapitulant le cours des négociations. Elle y expose le projet du Souk de l’or qui devait comprendre 71 boutiques sur 3 437 m2 et 8 568 m2 de bureaux. La société y propose la boutique à 8 500 dollars le mètre carré environ et le bureau à 4 225 dollars. À cette époque, le prix du mètre carré dans le centre-ville de Beyrouth se négociait aux alentours de 5 000 dollars pour les boutiques, selon le président de Solidere Nasser Chammaa, cité dans Le Commerce du Levant d’octobre 1999.
Cette lettre est sujette à des interprétations radicalement différentes de la part des deux parties. Solidere affirme que son objectif était la poursuite des négociations. Le syndicat affirme qu’il s’agissait d’une véritable offre de vente, avec délimitation des biens-fonds et du prix. Le syndicat produit de plus un document annexe envoyé le 9 octobre 1998 par Solidere dans lequel la compagnie détaille toutes les boutiques du souk de l’or, avec leur superficie, le prix de vente associé, le montant du premier versement prévu (5 %) et le nom du futur propriétaire. Sur cette base, une centaine de joailliers ayant accepté les conditions de l’offre (qui a été modifiée par la suite à la baisse en ce qui concerne les bureaux) ont envoyé à partir d’octobre 1998 à Solidere deux modèles de lettres, qualifiées de promesses d’achat par le syndicat, et d’offres d’achat par Solidere : l’un pour les boutiques et l’autre pour les magasins. Ces lettres auraient été rédigées par Solidere elle-même, selon des joailliers ; ce que Solidere ne nie pas : « Le rédacteur de la lettre n’a pas d’importance, explique la société, ce qui compte c’est que la lettre soit signée. » Elles comportent toutes la localisation du bien-fonds et le prix associé.
Pourquoi avoir opté pour ces lettres au lieu de conclure de contrats de vente en bonne et due forme ? Parce qu’à l’époque, Solidere n’avait pas encore obtenu le permis de construire les Souks et aurait argué de ce fait pour ne pas faire de contrat de vente ; mais la compagnie aurait demandé aux joailliers de s’engager par écrit pour s’assurer de leur consentement.
Les joailliers avaient joint sous forme de chèque « pour preuve de leur bonne foi » (selon les termes de la lettre) un acompte de 5 % du montant total à verser. Cet acompte a été encaissé par Solidere.
Les deux parties concordent sur ces faits.
Deux lettres différentes avec deux effets différents ?
Pour justifier qu’il s’agit d’offres de la part des joailliers, Solidere s’appuie sur une phrase figurant à la fin de la lettre pour l’achat des bureaux. Elle stipule que « nous [le joaillier] vous réglons une partie du montant total pour le bureau mentionné en joignant le chèque numéro X daté de Y d’un montant de Z au profit de votre société ; ce montant est remboursable uniquement en cas de refus de cette proposition de votre part ».
Détail important, cette phrase n’existe pas dans la lettre pour l’achat des boutiques. L’avocat Karim Daher, consulté à titre indépendant, estime que cette dernière phrase peut changer la donne. « Il y est clairement dit qu’il s’agit d’une offre et que Solidere peut rembourser le chèque en cas de refus », explique-t-il. Ce sera à la justice de trancher. Quoi qu’il en soit, cette petite phrase pourrait expliquer que pratiquement tous les joailliers qui ont choisi de se retirer du procès s’étaient engagés sur des bureaux.
Officiellement toutefois, tant Solidere que le syndicat affirment qu’il n’y a pas de différence dans leur esprit entre le sort des boutiques et celui des bureaux. « C’est l’intention des lettres qui compte », affirment les deux parties.
Droit romain : l’accord sur le prix et la chose
« Il faut savoir que depuis le droit romain, une vente est scellée lorsqu’il y a accord sur le prix et sur la chose, explique le syndicat. Le contrat de vente n’est que la preuve de la vente, celle-ci peut tout à fait être légale sans qu’il y ait contrat. » En affirmant qu’elle n’a jamais accepté les prix proposés par les joailliers, Solidere exclut qu’il y ait eu vente. Une importante partie du procès en cours vise donc à savoir s’il y a eu accord sur le prix ou non.
Pour les joailliers, le fait d’avoir encaissé le chèque équivaut de la part de la société en charge de la reconstruction du centre-ville à acceptation de leur offre, et donc à vente ; pour Solidere, ce n’est nullement le cas. Elle considère les lettres des joailliers comme des offres qu’elle n’a jamais acceptées. Quant à certains chèques, ils correspondraient au pourcentage de montants librement fixés par les joailliers eux-mêmes. Solidere, ajoute-t-elle, n’a encaissé les chèques que pour réserver les emplacements.
Pour prouver qu’il n’y a jamais eu accord sur le prix, la société immobilière avance les demandes de rabais demandées par écrit par le syndicat des joailliers entre 2000 et 2004, et qui mentionnaient la crise économique pour justifier leur demande. Le syndicat réplique que les rabais demandés correspondaient à des indemnités pour retard dans la livraison des Souks : en raison de conflits politiques entre Rafic Hariri et l’ancien président de la République Émile Lahoud, Solidere n’a en effet obtenu le permis de construire les Souks qu’en 2004, alors que la livraison était initialement prévue fin 1999.
Solidere affirme qu’après 1998, plusieurs autres propositions de contrat ont été envoyées au syndicat des joailliers, qui n’en aurait accepté aucune. Le syndicat réplique que Solidere n’a jamais pris en compte les demandes d’indemnité de retard formulées par les joailliers, et que les négociations portaient sur des détails techniques (électricité, parking, etc.) et non sur les conditions fondamentales du contrat.
Autre point soulevé par Solidere : selon le code des obligations et des contrats, si deux parties se mettent d’accord pour signer un contrat écrit, la vente n’est réalisée que quand ce contrat est rédigé et signé. Ce qui est le cas avec les Souks de Beyrouth, qui, étant un centre commercial, imposent de nombreuses conditions propres.
Quoi qu’il en soit, en encaissant les chèques des joailliers, Solidere a empoché 1,6 million de dollars. Selon les joailliers, ce montant a permis à la société immobilière, alors à ses débuts, d’assurer la continuité du projet des Souks de Beyrouth, sachant que la vente de Souk el-sagha devait lui rapporter 33 millions de dollars. « Sans nous, le projet n’aurait pas survécu, car personne ne voulait s’engager dans les Souks », affirme le président du syndicat des joailliers Abdo Hanna. « Cela n’a pas de sens, réplique Solidere. En raison de la situation politique, le centre-ville était désert jusqu’en 2007, ce n’est qu’en 2008-2009 que Solidere a commencé à louer les locaux des Souks. »
Le cas Daoud Mrad
En 2006, selon le syndicat, Solidere aurait convoqué certains joailliers pour signer leur contrat de vente. Le joaillier Daoud Mrad, vivant en Belgique, s’est en tout cas déplacé pour ce faire. Il a versé à Solidere un acompte de 15 % et payé des frais fiscaux de 4 125 dollars. La société immobilière affirme que ce contrat a été rédigé par Mrad lui-même, que Solidere ne l’a pas signé et qu’elle n’a pas encaissé le chèque. Après cela, Solidere n’a plus donné suite aux demandes de contrats des joailliers.
Début 2008, Solidere décide de mettre fin aux négociations et envoie une lettre aux joailliers ayant déposé des chèques dix ans plus tôt, pour leur signifier le refus de leur promesse d’achat et le remboursement de leur acompte, sans leur proposer de payer des intérêts ou des indemnités.
Un manque à gagner important
À cette date, certains des joailliers s’étaient déjà retirés. Une majorité de ceux qui restent décident de se regrouper pour intenter un procès à Solidere en septembre 2009.
Le syndicat insiste sur l’importance du manque à gagner pour les commerçants. « Cela fait dix ans que nous attendons l’ouverture des Souks, et que nous n’avons donc pas investi ailleurs ; et aujourd’hui même si nous voulons nous unir pour recréer un souk des joailliers en dehors du centre-ville, il n’y a plus d’espace disponible pour le faire », souligne Abdo Hanna.
De son côté Solidere s’organise : les joailliers sont approchés un à un pour abandonner les poursuites, la compagnie leur propose des indemnités au cas par cas, on parle de 2 500 dollars le mètre carré pour les bureaux et 3 000 à 5 000 dollars le mètre carré pour les boutiques ; même Tabbah, l’un des plus gros joailliers de la place de Beyrouth, s’est retiré (fin octobre). De 70 joailliers au début du procès, ils ne sont plus que 40 à la mi-décembre. Pourtant, il est impossible d’obtenir le témoignage des commerçants ayant quitté le combat : de source proche du dossier, il semblerait que Solidere se soit assurée de leur silence via des clauses restrictives dans les contrats.
Aujourd’hui, lorsque l’on se promène au centre-ville, il existe un Souk des joailliers. La majorité des boutiques est louée à des grands noms de la joaillerie et l’horlogerie locales et internationales. Le syndicat crie au scandale, Solidere répond en agitant son titre de propriété : « Tout le projet des Souks de Beyrouth est enregistré sous un seul bien-fonds, au nom de Solidere, il n’y a jamais eu division en lots, ni vente. » C’est ce que le procès en cours s’efforcera de confirmer ou d’infirmer. Il lui faudra du temps : les deux parties sont déterminées à aller jusqu’en cassation, ce qui, au vu du rythme de la justice libanaise, peut prendre une quinzaine d’années.
| Les protagonistes Solidere : Société pour le développement et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth. Antoine Moghanni : joaillier, ancien président du syndicat des joailliers, qui a négocié les termes de l’accord avec Solidere. Il s’est retiré du procès cette année, car « [il] n’y voit plus d’intérêt ». Hanna Abdo : joaillier, président actuel du syndicat des joailliers. Naaman Atallah : directeur des ventes de Solidere à l’époque des négociations avec le syndicat des joailliers. Il a témoigné récemment lors du procès ; selon le syndicat des joailliers, Solidere affirmerait qu’il n’avait pas procuration pour vendre des biens-fonds. Daoud Mrad : joaillier vivant en Belgique qui aurait signé un contrat de vente avec Solidere. Quatre juges en un an de procès En septembre 2009, le juge en charge du procès est Mahmoud Makkié. Il se récuse en juin 2010, après s’être senti insulté par Solidere, selon la version des joailliers. Habib Rizkallah le remplace jusqu’en septembre, date à laquelle il a été promu à une autre fonction. Sa remplaçante d’office, Mona Saleh, était la cousine d’un joaillier et a donc argué d’un conflit d’intérêt pour être dessaisie de l’affaire. Aujourd’hui, c’est le juge Georges Harb qui est en charge du dossier. |
| Quelques considérations économiques En 1998, lorsque Solidere propose aux joailliers d’acheter dans le Souk de Beyrouth à 8 500 dollars le mètre carré, ce dernier se négociait alors aux alentours de 4 000-5 000 dollars au mètre carré. Dans les années 2000, à la suite de la crise économique du pays et des troubles politiques, ce prix chute à 2 000-2 500 dollars le mètre carré. Ce qui pourrait expliquer pourquoi les joailliers auraient demandé des rabais par rapport au prix initial, comme le prétend Solidere. Aujourd’hui, avec l’essor du centre-ville et la flambée de l’immobilier, on parle de transactions tournant autour de 20 000 dollars le mètre carré, avec des pics atteignant les 30 000 dollars. Le rapport des experts de la Cour évalue le mètre carré dans les Souks entre 20 000 et 32 000 dollars. Dans les Souks, Solidere loue le mètre carré autour de 1 500 dollars le mètre carré à l’année. Prenons l’exemple d’une boutique de 50 mètres carrés. Le locataire paie environ 75 000 dollars de loyer annuel. Si un joaillier l’achète aux conditions définies il y a dix ans, il paiera 50 x 8 500, soit 425 000 dollars, ou l’équivalent d’un peu moins de six ans de loyer. Ce qui fait dire aux joailliers : « À ce prix-là, il n’est pas étonnant que Solidere préfère louer. » Ce à quoi Solidere réplique : « À ce prix-là, il n’est pas étonnant que les joailliers veuillent acheter ! » |


